Epilogue - Philippe


       Philippe prit le premier train du samedi pour Chambéry. Nathalie, sa mère, était venue le chercher dans sa petite Tata électrique. Nathalie était en forme. Elle raconta dans la montée en lacets vers le col du Granier qu’elle avait pris l’habitude de gravir cette route tous les week-ends en vélo. Ça c’était pour l’été. Parce que l’hiver, elle partait en raquettes sur les sentiers de montagne avec son nouveau copain Jean-Gui, un électricien à la retraite qui avait quitté Paris deux semaines après avoir été plaqué par sa femme.
            Ils ne parlèrent de Bruno qu’en arrivant dans le village.
-       Je n’y crois pas, asséna la mère, mâchoire serrée, alors qu’elle garait la voiture devant la coopérative, après le pont.
-       Je ne sais pas, répondit Philippe, qui ne voulait pas abonder trop vite. Si un jour, il se confirmait que Bruno avait bien fait partie d’un groupe terroriste, il ne fallait pas que toute la famille se retrouve piégée dans le déni.

            Philippe ne fréquentait plus guère Bruno ces derniers temps. La jalousie entre les deux frères ne s’était jamais estompée. Si les événements du 22 juin ne s’étaient pas produits, ils seraient restés en concurrence auprès de Nathalie jusqu’à la mort de celle-ci. Toutefois, Philippe avait marqué un point décisif en choisissant de vivre à Lyon.
            Au fond, Philippe ne connaissait pas si bien son frère. Bruno pouvait bien avoir formé ce fameux « Groupe T4 » avec quelques anciens du lycée. Il avait suffisamment de lectures sous la main pour s’être mis des idées pareilles en tête. Après tout, il n’aurait pas été le premier. Ça pétait un peu partout, et un peu n’importe quand depuis des années. Et cela venait d’un peu n’importe qui, le boucher, l’étudiant, le libraire… Il suffisait de mal supporter le besoin d’efficacité inhérent à la démoglobale [1] — les mouvements subversifs l’appelaient la démoglobine — cette démocratie sans frontières que les big boss avaient essayé d’établir après la première crise systémique. L’attentat du groupe T4 n’était même pas le premier depuis le début de l’année. Mais celui-ci avait tout de même marqué les esprits. Avaient été pulvérisés simultanément le Bon Marché, la Mairie de Paris, une grosse partie des bureaux de Bercy et trois tours de la Défense. Les experts pensaient qu’il avait fallu plus d’un an de préparation pour en arriver là.
           
Philippe était plus surpris par les copains de Bruno. Il connaissait Karim, Nicolas, Murielle et Agathe. Il ne les voyait pas en terroristes. Dans son souvenir, la bande était plutôt joyeuse et ne versait pas dans les discussions politiques. Comme quoi, on est jamais sûr de rien. Car la police était formelle. Le groupe d’élite anti-alter, dont les citoyens pouvaient suivre les exploits tout au long de l’année, dans un programme de télévision non-stop qui battait des records d’audience, avait fait voler en éclats la porte d’entrée de Bruno. Les experts encagoulés avaient passé les lieux au peigne fin, mais n’avaient finalement saisi que le petit ordinateur portable gris métallisé. Les relevés de connexion montraient que tous les membres du groupe avaient visité le site avant.com dans les jours qui avaient précédé les attentats. Les relevés de consommation téléphonique allaient dans le même sens ; Karim et Nicolas avaient appelé Bruno le dimanche, veille de l’opération. Aucun enquêteur n’avait été capable de remonter jusqu’à Jean-Jacques.

            Philippe fit le plein en saucissons, fromages, bières de savoie. Il resta là-haut deux jours. Nathalie pleura un peu. Pas tout le temps, mais au détour d’une phrase, d’une évocation d’amis à elle avec leurs enfants, ou des chamailleries entre ses deux chéris. Mais elle était
forte Nathalie. Elle savait qu’elle n’était pas plus à plaindre que la plupart des familles autour d’elles. Elle n’était même pas ostracisée pour ce que son fils était censé avoir fait. Il n’y avait plus d’Histoire, plus d’ennemis identifiés. Tout avait fini par être aplani.

-       Je ne suis pas mécontente d’avoir soixante-dix ans et de vivre ici, répétait-elle en boucle. Elle touchait alors l’avant-bras de son dernier fils en vie et murmurait « Excuse moi ».

            Le dernier soir, ils prirent un apéro sur la terrasse. Les falaises des chartreuses les dominaient et accueillaient en leurs failles les derniers rayons du soleil. Les nuages défilaient à toute allure poussés par le vent soutenu en provenance de la vallée de l’Isère. Philippe avait l’impression d’être dans powakatsi, un film culte, passé à l’oubli, puis redevenu culte lorsque la réalité avait commencé à lui ressembler de près.

            En partant, Philippe dit : « Maman »
-       Oui mon poussin ?
Il resta planté, sans voix, sur les marches du train. Il regarda cette femme sans âge, belle comme une publicité pour une mutuelle, et qui ne concédait à la souffrance qu’un léger voile dans le regard bleu.
-       Non rien.
-       Elle n’insista pas. Elle le regarda monter dans le dernier train du dimanche soir.
Il la vit s’éloigner, immobile sur son quai, serrant son Jean-Gui, son sportif sexagénaire, comme si elle serrait un tronc d’arbre dans un torrent en furie.
-       Il eut envie de pleurer son frère. Mais il avait une famille à protéger. Alors il serra les dents.


[1] Tentative d’unions entre les pays, sur le modèle de l’Onu, pour installer une gouvernance mondiale. Mais qui échoua.