Epilogue - Gaspard


              Jean-Jacques dormait sur une paillasse. A l’ombre d’un haut vent de bambous. Il faisait une chaleur de gueux. Un vent brûlant soulevait la poussière de latérite, qui s’infiltrait dans toutes les cases. Hormis celui du vent, le seul bruit audible était le caquètement des poules, qui se baladaient dans le village comme si elles en étaient les propriétaires, fières jusqu’à la mort car ignorantes du sort qui leur était réservé. Un peu comme des clients du Bon Marché.
            Le reste des êtres vivants somnolait. Gaspard lisait le journal, adossé au tronc de l’énorme banian qui délimitait l’entrée du village. Il releva la tête et regarda son copain. Difficile, en le voyant, inerte et en sueur, d’imaginer qu’il avait été le cerveau d’une opération aussi diabolique, menée sans l’ombre d’un accroc.

Khan et Khop, les frères qui dirigeaient le groupe, avaient d’abord accueilli les deux français avec méfiance. Surtout Jean-Jacques, dont la haine pour son propre pays leur avait paru suspecte. Un de leurs copains, ancien militaire, leur avait dit qu’il y en avait bien eu, des retournés de la tête comme ça, chez les khmers rouges à la fin du XXème siècle. Mais cela commençait à dater, et ne concernait que des paysans.
Gaspard, lui, savait par quel méandre tortueux JJ était passé pour rejoindre le groupe islamiste. Et l’entraîner avec lui. Personne n’avait pris la mesure de sa solitude adolescente. Personne ne savait à quel point il avait mal digéré — c’est le cas de le dire — le décès de ses parents. En première, il avait été contraint, comme tous les élèves, de lire Plateforme de Houellebecq, auteur éponyme du lycée. Commencée comme un pensum, cette lecture avait finalement été une révélation, un orgasme d’onaniste pour reprendre une terminologie chère au vieil écrivain. Il s’était trouvé son frère de solitude : un puceau génial. Comme lui.
           
            Sa rancœur n’avait trouvé sa pleine expression que plus tard, après qu’on lui eut ôté ses rêves de carrière financière. Il avait commencé ses errances asiatiques en quête d’origine — ses parents c’étaient rencontrés là-bas — mais l’alcool et la dèche avaient avait fait sortir son fleuve personnel de son lit. A la faveur d’un reportage sur les Yaoui, dans le sud thaïlandais, il avait repensé à son livre fétiche. Dès lors, tout s’était enchaîné. Il avait pris son courage à deux mains et était entré en contact avec les Pula, un groupe terroriste islamiste qui sévissait dans la région depuis des décennies. Sa conversion n’avait été qu’une formalité, et lui avait conféré une aura que cinquante années de vie parisienne n’eurent su lui apporter. D’actions en actions, ils étaient montés en puissance, en fureur et en désir de reconnaissance.

            Gaspard s’épongea le front avec la manche de sa chemise. Il savait que c’était lui, et non le mythique JJ, qui avait eu l’idée de monter des opérations sur Paris, en utilisant des kamikazes qui s’ignorent.  Utiliser des personnes travaillant dans des lieux publics, des grands magasins, était la seule manière de déjouer les contrôles. Car les vieux pays avaient mis le temps, mais avaient fini par resserrer leur surveillance autour des lieux stratégiques. JJ, en revanche, avait immédiatement pensé au groupe T4, « ce foutu groupe qui me regardait de haut ! ». Lorsque l’idée lui était venue, il avait éclaté de rire, tout seul dans sa case. Comme un vilain tour qu’il entendait jouer à ses copains, mais chut-il-ne-fallait-pas-le-dire.

            Ce fameux, lundi, en même temps que Bruno avait entré sans s’en douter une bombe au Bon Marché, ses anciens amis avaient fait de même sur leur lieu de travail. Eux aussi avaient revu JJ quelques jours plus tôt. Eux aussi avaient connu une semaine épouvantable, dont ils avaient pensé se sortir en récupérant la statuette. Tous avaient défilé à la campagne pendant le week-end.