Chapitre 2


-       Putain c’est hyper bien que tu sois venu Bruno tu ne peux pas savoir dans quel merdier je me suis fourré dans quel terrier je me suis enterré c’est pas croyable c’est pitoyable c’est considérablement et largement la galère et en même temps c’est tellement loin de ce que tu as dû vivre toi-même ces dernières années que je ne sais pas par où commencer pour ne pas t’effrayer et te faire détaller comme un lapin en même temps t’expliquer parce qu’il faut quand même que tu comprennes pour pouvoir m’aider et je dirais tout simplement que tu es la seule personne à pouvoir le faire mon ami oui je sais que je peux t’appeler comme ça parce que tu étais vraiment mon ami à Houellebecq tu te souviens Bruno nous deux à Houellebecq ?
           
            La phrase était sortie d’un jet. Aucune respiration n’était venue interrompre le flot. JJ parlait souvent comme ça. Ses propos avaient toujours ressemblé à des diatribes, à la fois passionnées et excessives, débitées à un train d’enfer, le visage mangé par ses yeux immenses. Lorsqu’on ne le connaissait pas, on se demandait si l’on avait affaire à un inspiré ou à un demeuré. Lorsqu’on le connaissait également d’ailleurs. Cette manière de s’exprimer avait toujours eu le don d’effrayer les filles. Jean-Jacques abordait celles qui lui plaisaient comme on attaque un commissariat. Murielle en avait fait les frais, mais d’autres filles du lycée avaient été à deux doigts de porter plainte pour harcèlement. Je dois cependant à la vérité de dire que l’une de ses tentatives malheureuses avait provoqué ma rencontre avec Agathe, et par voie de conséquence mon dépucelage.
-      Tu te souviens Bruno ?

            Oui, malgré moi, je me souvenais. Comme tout le monde, j’avais d’abord été désarçonné par l’intensité du personnage, et comme tout le monde, il m’était arrivé d’éclater de rire devant les maladresses qui en découlaient. «  La maladresse d’un albatros » avait gentiment dit Karim, qui était de loin le plus cultivé du groupe T4, notre bande de terminale 4. Mais si je payais mon tribu à la normalité en me foutant de sa gueule, je m’étais quand même rapproché de lui, à l’occasion de parties interminables de foot-3D, que nous jouions lors des permanences, dans les bâtiments de verre recyclable, en bas du lycée. Il exprimait alors en toute liberté sa perception distordue du monde. Dans sa bouche, les tableaux n’étaient pas simplement beaux, mais infiniment esthétiques, les jeunes filles seulement jolies, mais douloureusement sublimes, les professeurs uniquement sévères, mais ignoblement retords. Je crois ne jamais lui avoir dit que je trouvais cette manière de parler ridicule.
-       Bon alors, écoute moi bien !

            Il s’est penché en avant alors que le serveur arrivait. : «  Bonsoir Monsieur, pour vous ce sera ? » Jean-Jacques a relevé la tête vers le grand type à la blouse blanche et aux cheveux ras. J’ai alors découvert une cicatrice qui partait de son oreille vers son menton. Fine et nette, comme un trait de crayon pour préparer une opération de chirurgie. Il a regardé le garçon avec une froideur extrême. Voyant ses maxillaires se contracter, l’espace d’un instant, j’ai cru qu’il allait se saisir d’un couteau et le planter dans la cuisse de l’autre. L’hypothèse paraissait crédible.
            Il n’en a rien fait.
-       Euh, oui…Une bière merci.
           
            Puis, se tournant de nouveau vers moi.
-       Ecoute moi bien parce que je ne sais pas exactement de combien de temps je dispose, ni même s’il n’est pas déjà trop tard.

            Nous nous regardions au fond des yeux. Lui parce qu’il avait toujours regardé les gens comme ça, moi pour m’assurer que cette hyperexcitation n’était pas due à la drogue. L’espace a semblé soudain se rétrécir, le plafond nuageux se rabaisser vers les toits des immeubles et la  circulation sur l’avenue de France ne produire plus qu’une rumeur timide. Même la bande de yuppies en costards, à deux tables de nous, semblait se contenter de murmurer l’hymne de Liverpool, alors que la retransmission du match de l’année, contre Canton, était annoncée sur tous les écrans pour dans une demi-heure.

-       Je ne peux pas te raconter ma vie et je ne vais pas le faire je peux juste te dire que j’ai vécu plein de trucs depuis que l’on s’est vu la dernière fois des choses incroyablement puissantes exotiquement fortes et puis du moins bien du déplorablement mauvais même parce que bizarrement il faut croire  que quand on est loin de chez soi les choses vont bien mieux ou bien pires qu’à la maison jamais pareil jamais égal je suis sûr ce que tu vois ce je veux dire non parce que tu as voyagé enfin je ne crois pas mais parce que tu as pas mal lu mais aujourd’hui là n’est pas la question Bruno la question concerne ma sécurité et je te le dis brut de décoffrage tout ça ne tient qu’à un fil.

            Il s’est mis à pleurer, comme ça, sans transition, provoquant la gêne des autres clients de la terrasse. A l’exception des Anglais, tout le monde nous regardait du coin de l’œil. Cela faisait un peu d’animation en attendant l’heure des films, au MK2 Bibliothèque, à trente mètres de là.
-       Ce n’est pas de ma faute, s’est-il mis à gémir, en prenant sa tête entre ses mains, je n’aurais pas dû.

            Puis, il a essuyé ses larmes du revers de sa manche et a secoué la tête en signe de dénégation, faciès crispé, comme s’il intimait à une voix intérieure de cesser ses jérémiades.
-       Ça ne va pas ? ai-je à peine eu le temps de demander.
            Il m’a coupé.
-       Alors aujourd’hui, a-t-il déclamé en levant un bras, à la manière d’un prédicateur, il est grand temps que cela cesse !

            Son regard passait au-dessus de mon épaule. Des gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. J’ai réalisé qu’il n’avait pas enlevé sa barka. Nous étions un jeudi, le 11 juin, il faisait encore plus de 25 degrés à vingt heures, et JJ portait une grosse veste marron clair à col à fourrure trouée. Il était une sorte de SDF juste avant le plongeon, un type qui donne encore le change par ses habits, mais dont l’air hagard trahit qu’il a déjà les deux pieds au-dessus du vide.
-       Bon, mais calme toi, suis-je intervenu, décidé à prendre enfin mon tour de parole.  Pour commencer, dis-moi un peu ce qui t’est arrivé de si exotique.
-       Oui tu as raison, commençons par le début.
-       Ben oui
-       Car tu ne sais rien, c’est ça…
-       Non…enfin, tu étais au Vietnam, au Cambodge, ou quelque part par là ?

            Et là, une faille spatio-temporelle s’est ouverte sous mes pieds. Ou sous les siens je ne sais plus bien. Je n’ai pas eu le temps de réaliser ce qui se passait. Jean-Jacques n’était plus en face de moi. Il était debout. Sur ma droite. Penché sur moi. Les mains sur les hanches. Il hurlait : «  Qu’est-ce que c’est que ces conneries de putain de merde ! » Ses yeux étaient révulsés. Il m’a saisi par le cou et m’a demandé : « Qui t’a dit un truc pareil ! »
            J’allais répondre lorsqu’il m’a lâché et s’est retourné. Il s’est mis à regarder de tous côtés, en direction du carrefour, puis vers l’intérieur du bar puis, brusquement,  s’est encore penché sur moi et m’a saisi une nouvelle fois au col. Il avait le visage fermé, inexpressif. Le regard vitreux. Mais le masque de cire a fondu  aussi vite qu’il s’était formé. Il s’est littéralement liquéfié devant moi, la bouche tombante et les yeux humides. Il a lâché « Pardonne moi » en un murmure à peine audible et a quitté la terrasse en courant