Chapitre 10


            Aussitôt la porte fermée, j’ai appelé les flics. Il fallait que je me débarrasse à l’instant du fardeau que Gaspard venait gentiment de déposer au milieu de mon salon.  Mais l’opératrice électronique m’a mené à un cul de sac : « Bip – Bonjour – Bip - Vous êtes bien aux urgences de la police – Bip - Nous allons rapidement vous diriger vers le service le plus approprié – Bip – En attendant assurez-vous que votre demande est bien légitime – Bip – Vérifiez la gravité des blessures infligées à la victime – Bip – Bonjour, veuillez taper l’heure de l’agression avec les touches de votre téléphone – Bip – La victime est-elle, décédée, tapez 1, inconsciente, tapez 2, dans l’incapacité de se mouvoir, tapez 3. Je suis resté dix secondes, l’écouteur à la main, la bouche ouverte, et ai fini par raccrocher.
« Comme un frère » avait-il dit ? C’était insensé, c’était cauchemardesquement effroyable comme aurait dit Jean-Jacques. Je l’avais fréquenté d’un peu plus près que le reste de la faune lycéenne. Mais ni plus ni moins que ceux du groupe T4. De là à faire de moi le compagnon de route at vitam aeternam, il y avait un cap que ses ennuis lui avait fait franchir allègrement. A moins que, de compagnons, mis à part Gaspard, il n’en ait connu aucun depuis. A cette époque, j’étais moins exubérant que lui. Je n’étais pas le plus joyeux des compagnons. Je vivais  à Meudon avec ma mère et Philippe dans un petit appartement, en bordure de la forêt. Mon père parti, j’étais devenu par la force des choses, le petit mari de ma mère et le père de Philippe. Mais un père qui avait du mal à asseoir son autorité sur un enfant plus vivant que lui. Autant mon frangin, déluré et très populaire, ressemblait à mon père, autant je prenais le contre-pieds de ce lâche qui faisait la java en Nouvelle Calédonie depuis qu’il nous avait planté. Mon dernier échange avec lui avait été téléphonique. Je lui avais dit que sa vie était un cliché. Il m’avait répondu d’un laconique : « Petit con. »

            Avec les autres, nous acceptions parfois de venir prendre le goûter chez JJ après les cours. Il vivait avec ses grands parents, dans une grande maison en contrebas de la petite gare du Val d’Or. Ses parents étaient morts, victimes comme tant d’autres du scandale des céréales contaminées du petit-déjeuner. Jean-Jacques avait alors cinq ans. Il avait échappé miraculeusement au carnage, au bénéfice d’un caractère capricieux, le garçonnet ayant exigé des tartines. Nous n’en avions pas beaucoup parlé. Il faut dire que c’était assez banal d’avoir perdu l’un ou l’autre de ses parents, ou les deux. Agressions, contaminations, pollutions, explosions, les démographes appelaient cela les nouvelles régulations.
            J’étais très impressionné par la maison des grands parents de Jean-Jacques. D’abord parce que je la trouvais infiniment trop grande, avec ses quatre étages, pour ses seuls trois habitants — un vieux golden retriever assoupi la moitié du temps servait de quatrième occupant. Le grand père était un banquier à la retraite, mais imposait toujours une distance professionnelle par ses vouvoiement. Sa manière de vous interroger sur vos études avait le dont de vous faire vous sentir l’équivalent d’un étron. J’ai compris plus tard qu’il continuait en fait à exercer son magistère chez lui, considérant son entourage comme des collaborateurs et transformant chaque dîner en un conseil d’administration.
Nous enfourchions nos cyclos et nous nous retrouvions chez lui devant des tartines de fromage et du jus d’orange. Ensuite, nous montions au quatrième étage, qui était le royaume de Jean-Jacques, avec sa salle de télévision, sa salle de jeu — un flipper, un babyfoot et un canapé — et sa chambre. Là, pendant des heures, il nous expliquait combien il était bon élève, combien le désintérêt des filles pour lui n’était pas un problème, et combien il était spécial. Je me laissais bercer par cette ritournelle. Je n’en pensais pas moins, mais j’aimais la chanson. Il se passait continuellement la main dans sa tignasse rousse, respirait un grand coup, puis reprenait son discours.
            L’épisode de l’autre jour au Frog and English Library pub, était un peu la reprise d’un monologue interrompu il y a longtemps, quelque part dans cette maison, ce manoir comme il l’appelait avec un mélange de dégoût et de fierté.
            « Nous sommes des frères » m’avait-il en effet répété à plusieurs reprises. Il déclamait une amitié qui était censée échapper aux registres habituels du genre. Il me prenait par l’épaule et me serrait comme s’il ne voulait que je lui échappe.
            Aujourd’hui, j’avais l’impression de sentir de nouveau sa main sur mon épaule.