Chapitre 14


            Lorsque je me suis de nouveau installé au volant, j’étais dans un état d’hyper conscience. Pas moins concentré que si j’avais pris une gélule de cette nouvelle coke pour travailleurs, distribuée en pharmacie et remboursée par la sécurité sociale. Je me suis passé longuement les mains dans les cheveux, j’ai inspiré fortement et j’ai démarré.

            Je ne vais pas m’étendre sur l’enfer qu’a représenté le fait d’égrener la tonne de minutes qui me séparait encore du lundi matin. Je suis rentré à la maison. J’ai enfoui la statuette dans un petit sac à dos, que j’ai dissimulé dans une valise, en haut du placard du couloir qui menait à ma chambre. Je n’avais rien à faire d’autres que d’attendre, mais ma tête s’est mise à tourner comme le tambour d’une machine à laver lancée à pleine vitesse. Après une demi-heure, qui passa aussi vite qu’un match Borg – Vilas,  je ne pouvais plus tenir en place. Je suis redescendu.
            J’ai traîné dans le quartier. J’ai pris un bo bun chez la famille Khieu. En pénétrant dans le restaurant, j’ai croisé Madame Guttierez. Elle m’a ostensiblement fait la gueule, puis haussé les épaules, pour appuyer de manière un peu lourdaude le regard noir qu’elle venait de me jeter. Madame Guttierez avait reçu la visite inopinée de la police culturelle et était persuadée que, habitant en dessous de chez elle, j’étais celui qui avait dénoncé ses cours de tango clandestin.

            Pour que la journée aille plus vite, j’ai décidé d’aller au MK2 Bibliothèque. J’ai descendu la rue de Tolbiac. Cela m’a fait bizarre de passer devant le Frog and English Library pub. Il y avait beaucoup de monde en terrasse, mais pas plus de Jean-Jacques que de beurre en broche. Même pas dix jours qu’il m’avait fait son cirque ici même. Un siècle au regard de l’homme tranquille que j’avais été jusque-là. En passant devant la forêt de lunettes de soleil, je me suis rendu compte qu’il faisait très beau. Le ciel était d’un bleu intense au-dessus de la grande bibliothèque Max Gallo.
            Je suis allé voir « La guerre des gélules », le dernier blockbuster de Bollywood. Après la scène de poursuite du début, j’ai enfin pu m’assoupir. J’ai ensuite enchaîné sur une deuxième séance sans être mis dehors. C’était toujours ça de gagner. En sortant du cinéma, je me suis rendu compte que quelqu’un avait essayé de me joindre quatre fois. Je ne reconnaissais pas le numéro d’appel. Mais il n’était pas question pour moi de rappeler qui que ce soit, pas maintenant. J’étais entièrement mobilisé par ma mission. Demain, certainement, dès que la statuette aurait quitté mes bras pour ceux de Gaspard, tout redeviendrait comme avant. Demain, à la minute où cette sale histoire serait derrière moi, j’allais appeler maman. J’allais également rappeler les anciens de la T4, dont j’avais retrouvé le numéro sur avant.com. J’allais leur raconter cette histoire de dingue. Pourquoi JJ s’était-il adressé à moi plutôt qu’à eux ? Je ne le comprenais toujours pas.
Ensuite, je suis rentré chez moi, j’ai pris tous les anti-stress de la terre et les décontractants de ma riche armoire à pharmacie, et je suis allé me coucher. Avec une joie artificielle et une impatience réelle.

            Au réveil, j’ai immédiatement pensé à ma mère. Je la revoyais prendre son petit-déjeuner sur la terrasse du chalet. Dominant le champs en pente et le torrent en contrebas. Ses jolis rides de celle qui vit tout le temps dehors. Maintenant que j’étais au centre de l’arène, avec épée, bouclier et statuette, j’étais convaincu que l’évocation de ma mère par les méchants n’avait été qu’une gesticulation. Un procédé de série B, qui avait tendance à se populariser avec la pratique du racket. « Ça a marché » me suis-je tout de même dit, en souriant pour moi-même.
N’attendant plus que le dénouement elle aussi, Marjane avait fini par espacer ses SMS. Nous avons convenu de nous retrouver au Lutetia. Même dans cette situation, je ne pouvais déroger à mon rituel du matin. C’était comme si mon corps suivait ses propres règles, absolument sourd à toutes contingences. J’ai montré la statuette à Marjane. Les autres clients devaient penser que j’étais un brocanteur haut de gamme, venu spécialement à Paris pour négocier une pièce rare. Avec sa crinière noire, Marjane pouvait elle facilement passer pour un riche libanaise. Ce moment d’exotisme nous faisait du bien. Le chœur battant comme deux mariés pénétrant dans la nef de l’église, nous sommes partis en direction du magasin. Après la fouille réglementaire, dirigée par un Jacques Sergent aussi lassé que nous par cette obligation, nous sommes descendus au sous-sol.
            Le bureau de l’accueil était ouvert aux quatre vents. Il ne pouvait constituer un endroit sûr pour cacher la statuette, en attendant que Gaspard se manifeste. Je suis donc allé au vestiaire, j’ai enfermé le sac à dos dans mon casier. Puis, je suis revenu dans les rayons. Les filles vaquaient à leurs occupations. Chantal et sa coupe au bol grise expliquait à deux touristes japonais ce qu’ils devaient savoir sur leur propre littérature. Eux ne désiraient qu’un gros livre de photos de Paris vu du ciel. Nuria était embarquée dans ses grands rangements du lundi matin. Chaque début de semaine, elle redynamisait ses présentoirs, et donnait leur chance à de nouveaux auteurs. Marjane, quant à elle, faisait semblant de travailler. Elle m’observait avec intensité. Elle semblait vouloir que je lui dise tout d’un simple échange de regard. Le téléphone a émis le petit bruit caractéristique des messages : « Merci. Jean-Jacques ». J’ai relevé la tête et ai souri à Marjane. J’étais soulagé. Le calme allait revenir dans ma vie ; j’avais toujours tout fait pour qu’il en soit ainsi ; ce monde me faisait trop peur, je m’en étais toujours protégé du mieux que je pouvais. L’intrusion de Jean-Jacques dans mon système n’était qu’un bug. L’imprévu n’était plus à l’ordre du jour. Il n’était plus que le résidu d’une époque révolue.
            Marjane m’a rendu mon sourire. Elle avait compris. Ses fossettes étaient plus mignonnes que jamais. Elle était si belle dans la lumière des néons.
            Elle m’aimait, j’en étais presque sûr.

            Je suis parti en direction de son rayon avec la ferme intention de lui effleurer la main, au risque d’être percé à jour, en espérant être enfin percé à jour. Au moment où je passais entre l’armoire de la Pléiade et l’accueil des disques, j’ai entendu un bruit sourd. Comme une énorme caisse à outil qu’on laissait tomber au loin. Enfin, c’est ce que mon esprit a eu le temps d’élaborer comme représentation mentale. Parce que le souffle était déjà sur moi.
            Puis. Plus rien.