Chapitre 7



            La nuit suivante j’ai rêvé de Patrick Modiano.
            Son visage prématurément vieilli, les traits tombants, une tristesse sans origine, comme consubstantielle à son être.  Il ne devait quasiment plus me quitter de la nuit. Une scène surtout, est revenue comme si elle avait fait l’objet de plusieurs prises. Il avançait vers moi dans un couloir sans fin. Deux murs remplis de livres partaient se perdre dans des zones sombres au loin. Patrick était inquiet. Cela se voyait. C’était plus précis et plus urgent que sa mélancolie ordinaire. Ses yeux imploraient.  Il me prenait par la main. Sa paume était à la fois sèche et douce. Féminine je le répète. Il m’entraînait avec lui le long du couloir. Nous avancions ensemble. J’essayais de freiner le mouvement pour parvenir au moins à reconnaître le titre d’un livre, mais rien n’y faisait. Soit que les couvertures ne portaient aucune inscription soit que notre progression était trop rapide. L’homme ne portait plus sa veste grise. Il n’était plus qu’une silhouette longiligne, vêtue de blanc, comme un homme oriental, un de ces cheiks qui se baladaient dans Riyad, cette ville retournée au néant dont on l’avait artificiellement sortie. Un instant, bien qu’il n’y eût pas de portes dans ce couloir, il en a ouvert une.  Au moment de découvrir ce qu’il y avait de l’autre côté, j’ai eu l’impression de tomber d’une falaise. Je me suis réveillé en sursaut. J’étais complètement en travers du lit.
            On sonnait.
-       Qui est-ce, ai-je demandé à travers la porte, encore imprégné de mon rêve.
-       C’est moi, Bruno.

            Je ne reconnaissais pas la voix et ne pouvais vérifier, l’œilleton infrarouge de ma porte étant en panne. Ma méfiance émoussée par l’état de semi-conscience dans lequel j’étais encore, j’ai ouvert…. Patrick Modiano. En personne ! Même veste grise que la veille. Même regard de chien battu que dans le rêve. Après une analyse rapide de la situation, j’ai décidé de considérer que j’étais réveillé.
            Il m’a serré la main avec empressement, mais sans jovialité. Il me l’a surtout serré comme quelqu’un qui avait ses habitudes chez moi.
            Il a pénétré dans l’appartement sans attendre que je l’y invite. Il m’est passé devant et a filé sans la moindre hésitation vers le salon. Il est allé directement vers la grande fenêtre qui donnait sur le balcon, et a jeté un coup d’œil, puis est revenu vers moi.
-       Bruno Lame…
Je ne savais pas si c’était une question. J’avais l’impression qu’il avait dit cette phrase surtout pour reprendre son souffle, qu’il connaissait pertinemment mon nom et mon pedigree.
-       Je vous connais, ai-je dit lentement.
-       Ah ça oui ! On s’est reluqué à n’en plus finir avant-hier.
-       C’est vous qui avez laissé ce mot à la librairie ?…
            Il a eu un geste d’énervement.
-       Oui, oui, bon…Vous auriez un verre d’eau ?
            Précisément, c’était la goutte d’eau…
-       Bon stop !
            Il a levé les yeux vers moi, surpris.
-       Je ne vous servirai ni eau, ni bière, ni tequila sunrise, si vous ne m’expliquez pas tout ce cirque autour de Jean-Jacques ! Et tout de suite !
-       C’est clair ! s’est-il exclamé aussitôt, comme si l’ultimatum était son idée…
            Puis il a ajouté, d’une voix devenue subitement plaintive :
-       Jean-Jacques a foutrement besoin de vous.
-       Ça j’ai cru comprendre ! me suis-je écrié.
            Le ton m’a surpris moi-même. Il faut croire que mes amarres étaient en train de rompre.
-       Mais ça ne justifie toujours pas que vous débarquiez chez moi comme une fleur à pas d’heure.
            J’étais rudement content de lui mettre la main dessus, presque soulagé de pouvoir donner libre cours à ma fébrilité, et surtout satisfait que son visage triste soit sorti de mon rêve.
-       Et puis d’ailleurs qui êtes-vous ?!
-       Ça en fait des questions et c’est bien légitime M Bruno Lame a-t-il répondu en levant les mains. Façon inspecteur de police. Alors, je me permets de renouveler ma demande concernant le verre d’eau…

            Je n’ai pas bougé un cil. Nous nous regardions au fond des yeux. L’espace d’une fraction de seconde, son regard s’est détourné du mien. J’avais gagné.
            Il a soupiré, puis a articulé.
-       J’ai connu Jean-Jacques en Asie. Nous étions des jeunes à la conquête du nouvel eldorado. On s’est éclaté là-bas monsieur Lame. On s’est fait des fiestas dont vous n’avez pas idée…excusez-moi, mais ce verre…

            Je suis allé derrière le bar et lui ai fait couler un verre d’eau, que je lui ai amené. Il m’a remercié comme si je venais de l’inviter pour un week-end prestige à Saint Pétersbourg. Il est retourné à la fenêtre pour regarder en bas dans la rue.
-       Vous connaissez le type qui me surveille ?
-       Quoi, a-t-il hurlé, en se retournant vers moi. Quelqu’un vous surveille ???
-       Oui, un homme, un asiatique, enfin c’est ce qui m’a semblé…

            Il a brutalement posé son verre. J’ai tout de suite compris que, de son point de vue, l’entrevue était terminée. Il a traversé le salon. Mais j’étais déjà en travers de la porte d’entrée, mon corps en barrage.
-       Non, non et non ! Vous n’allez pas vous débiner. Jean-Jacques m’a déjà fait le coup, la semaine dernière. Hors de question qu’on me mène en bateau.
-       Laissez-moi passer.
-       C’est qui cet asiatique ?
-       Laissez-moi passer !
-       C’est qui ?!
-       Ils vous ont repéré, laissez-moi passer.
-       Qui ?
-       Eux…
-       Si vous ne me dites rien, ne me demandez plus jamais de faire quelque chose. Ni pour JJ, ni pour vous. C’est clair ? Vous reprenez vos petits mots, vos petits messages codés, vos sous-entendus à deux balles, et allez gentiment vous faire voir avec Jean-Jacques. J’en ai rien à foutre de vos bamboulas, de vos ennemis, de vos emmerdes ! C’est pas mes affaires.
-       Rappelez le numéro que je vous ai donné, je vous en supplie.
            Il ne m’écoutait visiblement pas.
-       Rien, macache, rien à foutre de ce numéro. Jean-Jacques peut aller se faire embrocher par les orientaux qu’il voudra, moi je ne bougerai pas le petit doigt. Vous savez, quinze ans sans se voir…

            L’homme avait repris le regard de bête traquée que je lui avais connu la première fois. Il a appuyé une main contre le mur de l’entrée et a baissé la tête.
            Après un silence infini, il a murmuré : « ok ».
-       Ok quoi ? ai-je demandé, toujours à ma colère.
-       Ok a-t-il répété , en fermant les yeux.
-       ….
-       Je vais vous raconter.