Chapitre 5


               Je suis resté assis un long moment à la table du salon. La nappe représentait de jolies branches d’olivier sur un fond jaune aïoli. Par endroits, le dessin était caché par des morceaux de pain de mie brûlé et des tâches de confiture de fraises — Nina, ma femme de ménage américaine, ne venait pas le mardi. Comme chaque soir, des sirènes peuplaient le silence de la ville. L’Etat avait concédé le droit d’utilisation des attributs de la police à nombre d’acteurs privés. Le mot était déplié devant moi. Je réfléchissais. Je replongeais momentanément dans ma vie à l’époque de la bande T4. Nous étions cinq, dans la bande T4 : trois garçons et deux filles. Nous avions passé une année scolaire, collés les uns aux autres, à nous balader dans le parc de Saint-Cloud ou à organiser des dîners raffinés pour singer nos parents. Collé est d’ailleurs l’expression qui convient car si j’avais eu l’immense honneur de coucher avec Agathe, Murielle était passée des bras de Nicolas à ceux de Karim. En somme, Jean-Jacques avait défié les lois de la statistique en trouvant le moyen de passer une année complète une chandelle à la main. Mais nous le considérions comme des nôtres. Simplement, je pense, parce qu’il ne s’intégrait pas, comme nous, à l’escouade de gosses de riches, incultes et arrogants, qui peuplait le lycée. Cet énergumène excessif, au prénom vintage, revenu de nulle part après dix ans de silence, ce type-dont-j’avais-été-proche-à-un-moment-de-ma-vie, avait aujourd’hui besoin de moi. Soit. Mais son comportement, lors de notre rendez-vous du jeudi précédent, n’avait pas témoigné d’un besoin si pressant d’utiliser mon aide. Ce dont j’étais sûr, en revanche, c’était de l’authenticité du message qui m’avait été adressé. Personne ne pouvait inventer par hasard le même code que celui de notre groupe.
            Je suis resté planté devant mon verre de gingembre, à me demander ce qu’il me voulait. Je ne buvais pas. Je regardais le verre. En fait, je crois que je reposais mes yeux. Pourquoi n’était-il pas venu me voir lui-même à la librairie ? Pourquoi m’avait-il envoyé un petit télégraphiste de grande taille ? Et pourquoi celui-ci avait-il utilisé un stratagème aussi alambiqué pour me transmettre le message ? Quel danger encourait-il ? Modiano semblait être un soutien indéfectible pour JJ. Il était meilleur ami pour lui que je ne l’avais jamais été.
            Le papier me narguait sur l’air de « Bon tu vas le prendre ce téléphone ? » La fatigue oculaire aidant, j’avais l’impression que le petit carré blanc commençait à bouger. Un courant d’air imaginaire l’éloignait de moi. J’avais envie d’appeler Marjane, pour en discuter encore un peu avec elle. Il fallait peut-être que je laisse filer le papier, et l’histoire avec. Alors Marjane bien sûr, Marjane et son point de vue rassurant sur les événements du monde et sur les petites choses du quotidien. Mais elle devait être à table avec mari et enfants. Et encore moins que de m’embarquer pour une sale aventure, je ne souhaitais tomber sur Mario. Le gars se doutait. Il n’avait encore rien dit mais je sentais qu’il se doutait. Il valait mieux éviter.

            J’ai finalement laissé passer les dix heures, m’inventant des envies de faire à manger, de lire ou de zapper. J’ai choisi la voix du compromis et suis resté un long moment devant CuisineTV.  J’ai fini par prendre mon portable, non sans avoir vérifié une nouvelle fois qu’aucun chinois ne faisait le pied de grue en bas de l’immeuble. Cela faisait cinq jours et il n’était finalement pas revenu. Au moment où la tonalité a retenti, un appel entrant a commencé à être signalé. Désarçonné, je me suis emmêlé les pinceaux dans les fonctions d’appel et j’ai raccroché par erreur le premier appel alors que j’essayais de prendre le second.
-       Tu as appelé ?

            Le cœur battant, j’ai répondu :
-       Quoi ?
-       Tu as appelé le numéro ? C’est Marjane.
-       Putain c’est toi. Bordel tu m’as fichu une de ces trouilles !
-       Ouh là, dis donc, te mets pas dans des états pareils, a-t-elle rigolé,  il est même pas onze heures…
-       Mais..t’es où ?
-       Dehors, deux minutes, je lui ai dit que j’allais fumer une cigarette.
-       Cette histoire commence vraiment à me prendre la tête. J’ai pas encore appelé…En fait j’allais le faire…
-       C’est vrai que c’est bizarre. Mais bon, faut pas dramatiser, peut-être que ton copain se fait son cinéma. Appelle et tu en auras le cœur net. Mais si ça te donne les chocottes, appelle aussi les flics, peut-être qu’ils sont au courant de quelque chose eux.
-       Mouais. Un pot avec un mec que je n’ai pas vu depuis des plombes et où on ne s’est quasiment rien dit. Un mot codé. Un peu ridicule tout ça…Je ne suis pas sûr que ça les émeuve beaucoup. J’ai pas trop envie de prendre une amende pour dénonciation sans preuve. Tu sais qu’ils ne rigolent pas avec ça. Mais bon, faudra peut-être y songer.
-       Marjane ? L’émission commence…
C’était Mario.
-       Faut que je te laisse. Un besito.
-       C’est ça, baise tôt…
-       Très drôle. Envoie moi un texto pour me dire…

            Marjane et moi étions inséparables depuis une dizaine d’années. Je l’avais rencontrée en Espagne, au cours d’un été alcoolisé passé dans une petite station balnéaire bétonnée et écrasée de soleil de la Costa Blanca. Nous avions couché ensemble le dernier soir, après un pollos con fritas et quelques verres de rosé. Nous n’avons jamais vraiment cessé depuis. Ce qui ne l’avait pas empêchée de se marier à Mario. Mario, bon père de famille et mari solide, avait une vague idée de mon existence, mais ne s’était étonné que récemment que Marjane ne nous ait jamais présentés. Moi, la situation me convenait en l’état. J’avais mobilisé toutes mes ressources émotionnelles dans la conquête de la librairie. J’étais vidé. Marjane l’avait tout de suite compris et avait eu l’intelligence de ne pas demander plus.  Si elle l’avait fait, comme tout bon garçon, j’aurais essayé de faire le Mario(lle), et me serais écrasé contre le mur. Il n’y avait aucun doute là-dessus.
            Ce soir-là, j’aurais tout de même préféré qu’elle fût là, qu’elle ait pris sa fiat Cento et ait déboulé chez moi pour affronter le coup de fil à mes côtés. Elle y parvenait parfois, quand j’insistais vraiment et que je prenais ma voix d’enfant. Elle parlait à Mario de soirées entre copines. Il faisait mine d’y croire. Lorsqu’elle débarquait, nous allions directement dans la chambre ; nous faisions tout de suite l’amour, sans nous dire ni bonjour ni bonsoir. Plus tard, au milieu de la nuit, j’étais réveillé par le grincement d’une fermeture éclair ou par le bruit de ses talons sur le carrelage de l’entrée. Marjane retournait à Bécon. Je terminais en général la nuit éveillé sur le canapé du salon. Je ne voulais pas qu’elle reste, je ne voulais pas non plus qu’elle parte.

            Deux minutes après avoir raccroché, j’étais de nouveau en train de composer le numéro fatidique. Marjane m’avait coupé dans mon élan ; l’appréhension était plus forte qu’au premier essai ; je savais que c’était stupide mais c’était comme ça ; une bamboula s’était déclenchée sous mon tee-shirt.. Une, deux, trois, huit sonneries, rien…jusqu’à ce que la voix d’une opératrice digitale m’interpelle : « Bonjour - bip - Bruno Lame - bip - vous êtes sur la boite vocale de - bip - Jean-Jacques Susini, que vous avez connu au - bip - re - bip – pas de connexions répertoriées, vous pouvez néanmoins laisser un message. » Je me suis exécuté.

-       Euh…Jean-Jacques, salut, c’est moi, Bruno… Je ne sais pas si je suis sur le bon répondeur…Enfin si tu es le Jean-Jacques que je connais. Euh, j’avoue que je ne comprends pas trop ce qui se passe…T’as des problèmes ?…Et puis, je crois qu’un copain à toi est passé me voir, enfin je ne suis pas sûr, mais bon…On m’a donné ce numéro, si tu as besoin d’un  coup de main ou de quelque chose…fais moi signe. Tu as mon numéro. Voilà, bien, c’était Bruno. Ciao.

            Il s’est alors passé quelque chose d’assez étonnant. Après cette forte émotion, j’ai soupiré un grand coup, me suis reculé dans le canapé et me suis endormi instantanément. Comme ça, assis.  Cela faisait longtemps que je n’avais pas dormi aussi bien.