Chapitre 9


             A partir de cet instant, Gaspard a commencé à se serrer les mains avec crispation. On voyait clairement le bout de ses doigts rougir alors que les jointures, privées elles de sang, devenaient blanches, presque transparentes. Son récit arrivait au chapitre de la déchéance-du-binôme-maudit. Tout avait donc commencé ce soir de septembre, en pénétrant  dans une énorme bâtisse de béton qui se révéla être un casino clandestin. Les deux occidentaux, les « barang » comme on les appelle là-bas, découvraient un monde qui les avait immédiatement fasciné. Au « Khmer Pleung » (la lumière khmer), l’argent coulait à flot, mais sans l’ostentation de la richesse qui régnait dans les derniers Casinos encore ouvert en Occident. Dès le premier soir, ils avaient remarqué les petits gratte ciels de dollars hérissés ça et là sur les tables de jeu. La clientèle était composée à 100 % de chinois — chinois de Chine ou sino-khmers. De jeunes hommes aux cheveux gominés et au regard fier, de jeunes filles attifées comme des prostituées, constituaient de petites sous groupes alors que l’immense majorité des clients avait largement dépassé le demi-siècle.
-       Dans ces endroits-là, ce qui trompe c’est leur accoutrement, a-t-il précisé, comme s’il était conférencier pour Connaissance du monde. Ils sont tous mal fagotés. J’ai vu des vieux avec des chapeaux de paille, des chemises rapiécées  et des tongues fluo sortir de grosses liasses de billets de cent dollars. Les vieilles, c’était pas mieux : robes aux couleurs délavées, bijoux qui pendouillent et tignasses ébouriffées. Tout ce petit monde ne demandait qu’à se faire plumer…

            Le premier soir, JJ et Gaspard avaient observé, se gardant de miser. Ils avaient vu d’énormes sommes changer de main, sans que les faciès des riches commerçants, délestés en une soirée de ce qu’ils gagnaient à eux deux en une année, ne laissaient transparaître la moindre contrariété. Rentrés à leur hôtel, ils n’avaient pu fermer l’œil de la nuit, parlant argent, buvant bière sur bière, jusqu’à l’heure du passage des premiers vendeurs de soupe du matin.
-       Je me souviens de cette nuit. Ah oui, ça, je m’en souviens…D’ailleurs, on entendait des coups de feu au loin…C’est comme ça qu’ils saluent les averses de mousson. Ils tirent en l’air pour fêter la fertilité de la terre. De temps en temps quelqu’un se prend une balle qui retombe…
            Ses apartés ethnologiques ne me gênaient plus. Il a souri, comme pour lui-même, puis a repris :
-       En parlant de fertilité, elle a été de notre côté les premiers jours. On a fait quelques belles razzias, notamment à la table du black jack. On s’est retrouvés rapidement à la tête de sommes rondelettes. On était tellement flippés qu’on gardait toujours le cash sur nous la journée. Le soir, on mettait les biftons sous nos matelas.
Il s’est levé brusquement.
-      On commençait à savoir déchiffrer leur jeu, aux vieux chinetoques, leurs mimiques, leurs attitudes, leur gêne. On y était. Des asiates quoi !           
            Il avait gueulé. Puis s’est tu, et s’est rassis. Nous avons bu en silence nos mugs de lait. Comme deux copains savourant un goûter bien mérité après une journée de ski. On en oubliait presque les 25 degrés qu’il faisait dehors.
-       Grâce à notre veine, et sans doute parce qu’on est revenu tous les soirs pendant plusieurs semaines, on a fini par être invité au premier étage. Cinq minutes avant d’y monter, nous ignorions encore l’existence de ce monde parallèle. C’était là que se déroulaient les vraies parties de poker, celles avec les couilles sur la table, si vous me permettez…
            Silence.
-       La rumeur avait enflé parmi les sino-seniors plein aux as que le must était désormais de se confronter aux deux français de la table 3…Nous quoi…
-       C’était pour ces vieux comme une cure de jouvance, s’excitait Gaspard.
            Il y était encore le pauvre. Il n’avait pas quitté les bords du Mékong.
-       …Oui ! Aussi bénéfique que de manger la cervelle d’un singe ou de posséder une jeune vierge ! Je vous jure, on était les rois du pétrole…
-       Et puis vous n’avez plus gagné, ai-je coupé. Je commençais à ressentir une sérieuse fatigue. La suite de son histoire était cousue de fil blanc…
-       Exactement. Je ne sais plus combien de temps ça a duré. Peut-être deux mois. Je ne me souviens plus trop. Faut dire qu’on picolait pas mal….Ouais, la chance a commencé à tourner. C’est Jean-Jacques qui le premier a fait le plongeon. En une nuit, il a perdu les 8000 dollars. Mais il était encore dans le vert. Les deux nuits suivantes, il s’est repris des bananes. Les 25000 dollars accumulés depuis le départ furent ratissés en moins d’une semaine. Moi, j’étais toujours en veine. Je lui ai fait un prêt. Mais la roue a tourné pour moi aussi.  Ensemble, on est allé à la succursale de la Bangkok Bank à Phnom Penh. Ils nous ont filé un peu plus, mais ça n’a pas duré très longtemps. Ce qui est fou, c’est que pas un instant, on a imaginé en rester là. Après tout, l’opération aurait pu être blanche. On solde les comptes et au-revoir tout le monde. Mais, non, il a fallu qu’on relance…
-       …et vous vous êtes enfoncés un peu plus profond dans la merde, c’est ça ?
-       Ben oui…
            Il a secoué la tête de droite à gauche alors qu’il venait de dire oui.
-       Je vous jure, on pensait vraiment avoir été adopté par l’Asie. On était juste tolérés. Mais on voulait y croire JJ et moi. On devait vraiment avoir besoin d’être aimé…hein ?
            Je n’ai rien répondu.
-       …et puis la bière c’est pareil. On croit qu’on tient bien parce qu’on n’est jamais vraiment bourré et qu’on transpire. Mais en fait on est imbibé. JJ il a morflé là-dessus.
-       Je n’ai pas eu le temps de m’en rendre compte, ai-je dit, pas aussi ironique que je l’aurais souhaité.

            J’ai demandé à Gaspard de passer à l’épilogue de son roman. Tout s’enchaînait avec une logique imparable. Les prêteurs institutionnels avaient vite montré leurs limites à ces deux jeunes sans soutien. Les filières de crédit underground avaient pris le relais. Là, ils retrouvèrent les fameux vieux pigeons. Ceux-ci étaient présents à chaque bout du circuit de l’argent, et se révélèrent bien plus coriaces dès lors qu’ils avaient troqué leurs chapeaux de paille pour une casquette d’usurier. Leurs hommes de mains gominés avaient maintenant quitté les tables de jeu pour se mettre en chasse. La chasse au blanc. 
            Je l’écoutais maintenant avec attention, ne l’interrompant qu’une fois pour lui faire répéter le montant des dettes de Jean-Jacques — 250 000 euros — et ai fini par soupirer :
-       Ben vous êtes dans un beau merdier…
            Silence.
-       …mais je ne vois pas bien ce que je peux faire pour vous.
            J’ai détesté la voix hésitante avec laquelle j’avais prononcé cette dernière phrase. Je sentais que c’était maintenant, pas dans une heure, ni même dans trois minutes, mais maintenant que je devais me retirer du jeu. Ne plus penser qu’à mes livres, mes stocks, mes horaires, ma régularité, mon équilibre, ma vie épargnée dans ce monde fracturé.
-       Certes, me suis-je hasardé, emporté par mon élan, je connais Jean-Jacques depuis longtemps…
-       Quinze ans, a précisé Gaspard, provoquant en moi une petite secousse.
-       …Mais là, ça me dépasse…Vous comprenez ce que je veux dire ?
            Cette fois, j’avais forcé ma voix et, du coup, pris un ton condescendant, que j’ai aussi regretté.
            Gaspard, ne disait rien. Il me regardait.
-       Vous avez combien de temps pour payer ? ai-je ajouté, gêné par ce silence.
-       Nous avions jusqu’au 12 juin. Le lendemain du jour où vous avez vu JJ…
            Lui, en revanche, avait une voix calme, posée.
-       Et… ?
-       Et depuis c’est la clandestinité.
-       Comment ça, à Paris ?
-       Surtout à Paris !

            Je me suis gratté les cheveux.
-       Ben…appelez la police.
-       C’est ce que je lui ai dit la dernière fois qu’on s’est vu. C’était samedi.
-       Et alors ?
-       Et alors, je ne l’ai pas revu depuis.
Il y a eu comme un blanc.
-       Maintenant, je pense que la seule issue, c’est vous…
-       Ouh là, ai-je répondu en agitant les mains en signe de dénégation. Vous faites fausse route…je…
-       Non, vraiment, c’est vous. Je suis vraiment désolé pour vous.
-       Comment ça ?, ai-je sursauté.
-       Les histoires de dettes dans ces pays-là ce sont aussi des histoires de solidarité familiales. Lorsque le fils contracte une dette c’est le nom du père qui y est attaché. Et vice versa. Quand nos copains de Bangkok ont vu l’étendu des dégâts, ils ont coupé les ponts avec nous….D’un côté, je les comprends…
-       Sympa les copains.
-       Comme vous dites ! s’est-il exclamé, ravi de mon commentaire.
-       Et Jean-Jacques, comme tu le sais, n’a plus personne.
-       Ses grands parents ?....
-       Morts pendant que nous étions en Asie.
-       Je ne savais pas.
-       Morts sans argent…
-       Comment est-ce possible ai-je demandé, me souvenant de leur richesse, due autant au métier du grand-père  qu’au montant considérable des dédommagements qu’ils avaient obtenu après la mort des parents de JJ.
-       Des emprunts qui traînaient. Le vieux a très mal géré la dernière ligne droite et ils ont été ratissés par la crise systémique numéro 3. Ils avaient survécu à celle de 2009, avait fléchi lors de celle de 2012, mais ont pris le bouillon lors de la troisième…
            Gaspard parlait fort maintenant.
-       Vous êtes comme un frère pour Jean-Jacques a-t-il ajouté, tout sourire.
            Je l’ai regardé, surpris.
-       N’exagérons pas. On était copain voilà tout. Il n’avait pas que moi. Et puis je suppose qu’il a noué des relations plus fortes avec d’autres personnes depuis. Vous par exemple…
-       …Non.
            Il répondait cela sans une once d’amertume.
-       C’est lui qui vous a dit ça ?
-       Oui, et pas qu’à moi. A ses créanciers aussi.
-       C’est une histoire de fou !
-       Non, M Lame, une histoire d’argent.
-       Quoi ?
-       Ben…
-       Que voulez-vous dire.
-       Ben vous êtes dedans comme nous.
-       Mais pas du tout !!
            Son visage s’est soudainement assombri.
-       Si…Parce qu’il y a un élément nouveau que j’ignorais : vous êtes surveillé par les chinois.
-       Et alors ?
-       Et bien je pense qu’en fait il ne sert plus à rien d’appeler le numéro que je vous ai donné…
            Il s’est passé la main dans sa barbe naissante et a ajouté :
-       Je comprends maintenant pourquoi il ne me rappelle plus depuis samedi.
-       Comment ça ?
Je sentais que je le regardais avec mon regard d’enfant. Ça m’écoeurait mais je ne pouvais pas faire autrement.
-       Ils ont dû lui mettre la main dessus a-t-il dit, songeur.
-       Et…
-       …et c’est sûrement après vous qu’ils en ont maintenant….