Chapitre 4

               Progressivement, la librairie Marc Levy était devenue le centre névralgique de mon existence. Entre les stages, les CDD, et les trop longues plages d’errances qui les avaient entrecoupées, j’avais fait l’élastique avec le magasin pendant des années. A ving-neuf ans, j’avais fini par m’y installer pour de bon.
-       Tout le monde a un rêve ici, m’avait dit un jour Mademoiselle Bourre, la chef de service de l’époque, avec un air de connivence. Tout le monde va faire des choses extraordinaires. Christian, des disques, par exemple, il a une maquette d’un premier album sous le bras, qu’il trimballe dans tout Paris depuis des années. Miguel, lui, est aspirant comédien. Il va aux castings dès qu’on le lui permet. Chantal c’est pareil, elle ne se contente pas de vendre de la littérature étrangère, la pauvre. Elle écrit secrètement un roman « à la japonaise ».  Des années qu’elle m’en parle de ce projet et des années qu’elle retarde le moment de me le montrer. Tous rêvent de laisser un jour la boutique derrière eux vous savez. Mais ici, c’est leur port d’attache, leur sécurité, leur retour au réel. Leur éternel retour si vous voyez ce que je veux dire, ah ah ah. Au bout du bout, ça leur fait du bien cet endroit. Croyez-moi mon petit, ils en ont tous besoin…

            Je partageais avec mademoiselle Bourre un penchant — post dépression dans mon cas — au cynisme désabusé. Je lui ressemblais tant que j’ai fini par prendre sa place. Maintenant, c’était moi qui prenais les stagiaires par l’épaule et qui leur mettais leur besoin d’absolu au carré. Ma nomination à la fonction suprême du sous-sol du Bon marché était venue récompenser des années d’abnégation, de ponctualité et, avait tenu à préciser Monsieur de Castelnau, le directeur, lorsqu’il l’avait annoncée aux équipes « l’absence totale de congés maladie, y compris en période d’épidémie, en sept années de collaboration ! ».

            Les jours qui suivirent mon rendez-vous avorté avec mon ancien copain ressemblèrent en tous points aux trois mille jours qui les avaient précédés. Chaque matin, je quittais mon studio à sept heures trente. Je descendais prendre un Vélib. Je filais vers les quais avec mon masque anti-pollution sur le nez. C’était le seul moment de la journée où je me risquais longtemps dehors. Je remontais en longeant La Bibliothèque Max Gallo [1], vers l’Ouest. Je pédalais dans la chaleur des tuyaux d’échappement jusqu’au niveau de Saint Germain des Prés. Là, je quittais les bords de Seine pour rentrer dans les terres, et grimper en direction du Bon Marché. Pas un matin, je n’avais dérogé à la règle tacite, qui voulait que je fasse une halte au bar du Lutetia. Là, suivant un snobisme tenace,  je prenais un café allongé — assis — dans la salle du petit déjeuner, entouré des familles de touristes haut de gamme. Agglutinés autour du buffet abondant, scotchés de bon matin à leurs téléphones portables pour cause de décalages horaires et d’affaires urgentes, les gros hommes en polos pastels et en short blanc et leurs petites filles à la voix impérieuse m’invitaient à l’évasion par leur seule présence. C’est là que, lorsqu’elle pouvait se libérer, Marjane venait me retrouver.

            C’est le matin du mardi que l’incident de la British and Frog Library a soudainement été éclairé sous un jour nouveau. Après la fouille réglementaire de l’entrée, par les équipes de Jacques Sergent, j’ai retrouvé les filles au bureau de l’accueil, sur le coup des neuf heures. Juliette, du rayon livres d’art et littérature française, Nuria, des collections de poches, Chantal, de la littérature étrangère et Marjane aux sciences humaines, formaient ce que les autres services baptisaient par jalousie « ma garde rapprochée ». Hormis ma mère, Philippe mon frère, et de vagues cousins à Chartres, ses filles étaient ce que je considérais comme ma seule famille. Ensemble, nous avons passé en revue les trois tâches de toutes nos journées : la vérification des stocks, la préparation des commandes, l’agencement des armoires et des tables. Puis nous avons attaqué le nœud gordien de notre vie communautaire : la répartition des tours de garde en caisse et des pauses déjeuner. Tel un Sisyphe heureux, j’ai fini, comme chaque jour, par trancher entre les demandes contradictoires et irréductibles des filles. Ce n’était qu’après ce verdict matinal que chacune gagnait son rayon, satisfaite ou fataliste.
            Juin était un ventre mou dans la courbe des ventes de l’année. Nous avions tout le loisir de papoter entre les rayons, d’accorder une attention soutenue à tel ou tel client à la recherche d’un livre rare. C’était à ces périodes de l’année, que le plaisir d’exercer le métier
de libraire refaisait surface. Quand je pouvais me permettre de déambuler dans les allées
bordées de murs de livres, et que je prenais au hasard, sur une étagère, un ouvrage que
j’ouvrais à n’importe quelle page. Je découvrais tout de suite un univers singulier, et ce en quoi cet univers prétendait toucher à l’universel. Les centaines d’extraits que j’avais découverts au gré de ce petit jeu de l’ouverture spontanée des livres ne m’avaient jamais montré autre chose que cette immédiate et touchante vanité.

            J’ai entamé mon périple par le royaume de Chantal, le royaume enchantal comme nous l’appelions, pour moquer celle qui avait transformé son périmètre en une véritable forteresse, ne se séparant de ses livres qu’à regret. Je suis allé à la table centrale, en forme de L, et y ai pris un livre coréen. Des phrases courtes et descriptives, une sorte de pointillisme, formaient, par l’addition de micro-observations, un portrait vertigineux de Séoul. J’ai poursuivi du côté des poches, où je me suis attardé entre les rayonnages des collections classiques, savourant quelques maximes grecques comme « L’homme véritable craint plus de lui-même que des Dieux ». Je terminais mon petit tour du propriétaire lorsque je me suis retrouvé coincé par un homme, entre deux armoires du rayon histoire. Très grand, portant un long manteau gris et des lunettes d’écailles, il n’avait rien de très spectaculaire en apparence. Son regard, en revanche, devait rester gravé en moi jusqu’à la fin : c’était celui d’une bête traquée. Dès qu’il m’a vu, il m’a fixé de ses deux billes inquiètes, puis a pivoté pour me laisser passer en me tournant à moitié le dos. Quand je me suis retrouvé de l’autre côté, il a repris sa place face à l’armoire des ouvrages traitant de la fin de la décolonisation et du début de la mondialisation. Il se penchait vers les étagères comme s’il voulait y enfouir sa tête. Celle-ci, inclinée, montrait qu’il passait en revue toutes les jaquettes. Intrigué, j’ai poursuivi mon chemin en direction de l’accueil  — ma tourelle d’observation au centre du magasin —, tout en continuant de lui jeter des coups d’œil furtifs. De loin, la première impression, à la fois inquiète et inquiétante, du bonhomme, se dissipait au profit d’un tableau plus émouvant, plus féminin.
            Il a poursuivi ses recherches pendant de longues minutes. Il prenait et feuilletait les livres du rayon histoire avec une avidité qui ne pouvait être justifiée par la seule curiosité intellectuelle. Ses regards en coin dans ma direction, après chaque consultation, achevèrent de me rendre soupçonneux. Nous avions peut-être affaire à un voleur ; un de ces anciens représentants de la classe moyenne, désormais les poches vides, mais qui se piquaient toujours de consommer de la culture. Discrètement j’ai appelé Virgil, le vigil, pour lui glisser à l’oreille de garder l’œil ouvert. « Je reste sur zone » m’a confirmé ce vétéran de la guerre du Pakistan. Ensuite, interrompu uniquement par une vieille dame qui cherchait Du Bellay en Pléiade et un groupe d’étudiants en quête d’un Moravia en italien, j’ai pu observer à loisir le manège de « l’homme à lunettes ».
            Un moment, je me suis tout de même décidé à y retourner :
-       Puis-je vous être…puis-je vous aider monsieur ?
-       Non, non, non, a-t-il balbutié. Vous avez tout ce dont j’ai besoin.
-       Très bien, ai-je fait, jouant ostensiblement de mon contentement professionnel, tout en m’éloignant de nouveau.

            Marjane, qui n’avait pas assisté à la subite montée de tension dans son rayon, est revenue de sa pause.
-       Il y a un drôle de guss chez toi, lui ai-je glissé en tendant le menton en direction des sciences humaines.
            La démarche nonchalante, ma vendeuse préférée s’est dirigée vers son territoire. Elle est revenue presque aussitôt, en grognant : « Encore lui ! »
-       Tu le connais ?
-       Oui, il est venu vendredi, samedi et hier encore ! Il reste une plombe dans le rayon, bouquine tout ce qu’il peut et s’en va sans rien acheter.
-       Tu lui as parlé ?
-       Non, d’ailleurs il ne m’a rien demandé.
-       Il ressemble  à quelqu’un que je connais…
-       Patrick Modiano, a-t-elle répondu du tac au tac, je me suis faite la même réflexion. Même air fatigué, même regard…

            Elle s’est retournée, s’est dressée sur la pointe des pieds pour voir l’homme par-dessus les armoires des langues étrangères. Son petit pull bleu marine, col en V dans le dos, permettait d’admirer sa belle peau blanche. Au niveau de ses omoplates, un regroupement de points de beauté formait une sorte de flèche. Cela ressemblait de loin à un tatouage.
-       C’est vrai qu’il lui ressemble étrangement, c’est marrant,…a-t-elle continué.
-       Et si c’était lui ?
-       Si c’était lui, a-t-elle coupé, il serait particulièrement bien conservé pour un homme qui a dépassé de loin les cent ans....
-       Mince c’est vrai, ai-je admis en rougissant de mon ignorance crasse.

            Comme Marjane l’avait prédit, l’homme a fini par quitter le magasin sans rien emmener. D’un pas rapide, son attention accaparée par ses chaussures, il a franchi les caisses, Virgil sur ses talons. Ce dernier a procédé à l’interpellation devant l’accueil. Sous mon nez. Cela a duré quelques secondes à peine car Modiano n’avait rien pris. Il se comportait pourtant comme un parfait chapardeur. Nerveux et fuyant à souhait. Pendant tout l’échange avec Virgil, il n’a quasiment pas regardé notre cerbère, mais m’a dévisagé avec son regard fiévreux. Puis, il a plongé vers les escalators.
            Je suis alors allé fouiner à mon tour du côté du rayon histoire, pour voir ce qui avait bien pu passionner notre visiteur du jour. Les ouvrages étaient classés chronologiquement. Décolonisation : l’autre guerre mondiale, Algérie : les années de plomb, Hôtel Saigon,  Pol-Pot : l’auto-génocide, Le pétrole et les guerres, L’entreprise sans frontière, Global village, Quand la finance a pris le pouvoir… , Economie de la peur, Un monde sans guêpes. Tous ces livres paraissaient intéressants mais je ne voyais là rien qui puisse justifier l’étrange manège de ce sosie d’écrivain.

            Au total, l’incident n’avait pas duré si longtemps. Pris par le travail, je l’ai oublié assez vite. Ce jour-là, nous devions notamment réaménager d’urgence la table des meilleures ventes car, depuis le matin, quelques personnes étaient venues demander le dernier livre de Yann Moix. Le vieil homme avait eu l’idée vendeuse de cracher, au sens « propre » du terme, au visage d’un autre écrivain, la veille lors d’une émission littéraire en direct. L’effet avait été immédiat. Et rectifiait à point nommé les premières tendances désastreuses des ventes de son livre J’irai cracher sur vos femmes, sorti trois semaines plus tôt. Sa version numérique était déjà enrichie de la vidéo de l’esclandre.
            Je ne pensais plus guère à l’homme du rayon histoire lorsque, en fin de journée, Marjane, est revenue à l’accueil avec un drôle d’air :
-       Regarde Bruno, ce que j’ai trouvé dans un de mes livres. Il était sur l’étagère qu’inspectait notre visiteur mystère.
            Elle m’a tendu une feuille visiblement pliée en quatre, sur laquelle était écrit quelque chose au feutre rouge. Alors que je tendais la main, Marjane a ajouté :
-       C’est sûrement Modiano qui a laissé ça…

            J’ai pris le bout de papier. La feuille était celle d’un cahier de petit format à grands carreaux, pliée non pas en quatre mais en huit. Sur la première page était écrit : « Urgent – Bruno Lame ». Je l’ai déplié rapidement et ai découvert, toujours écrit au feutre rouge, cette suite de lettres et chiffres :
« JK C EIXUPV MO GAHG.
05 90 14 86 55  »

            J’ai instantanément compris qu’il s’agissait de notre code. Je veux dire par là le code utilisé en cours par la petite bande de la Terminale 4. Sa logique était somme toute assez rudimentaire mais, étrangement, aucune personne extérieure à notre groupe, et notamment aucun professeur, n’avait jamais été capable de le déchiffrer. Pour faire apparaître le véritable message, il suffisait d’appliquer la méthode suivante : retirer zéro lettres de la première lettre de la phrase, une lettre de la seconde, deux lettres de la troisième et ainsi de suite. Avec les chiffres, il fallait faire le contraire : ajouter au lieu de retrancher. Il ne m’a pas fallu longtemps pour écrire en dessous des chiffres, le véritable sens du mot qui m’était adressé :
«JJ A BESOIN DE VOUS. 
06 13 59 43 34 »



[1] Celui-ci avait remplacé François Mitterrand au frontispice du bâtiment au bénéfice de son livre majeur et posthume, La Supercherie des Lumières, qui était désormais enseigné dans toutes les écoles.