Chapitre 3


          Aussitôt rentré chez moi, j’ai allumé mon ordinateur. J’ai commencé de taper « Jean-Jacques Rouillé » sur Piaolink[1]. J’ai ensuite parcouru le site des pages pro, des pages perso,  des pages communautaires et fait un essai sur la plupart des annuaires que je connaissais. Aucune trace de JJ. Après quoi je me suis rappelé de l’existence de avant.com, le blog des anciens du lycée. Le site n’était pas très actif. Deux messages par semaine, guère plus, et aucun signé d’un membre du groupe T4 dans les six derniers mois. Je n’y étais moi-même pas retourné depuis des lustres. J’avais fini par me lasser de me flageller en lisant le parcours brillant de certains de mes condisciples de l’époque. En tapant le nom de Jean-Jacques j’ai tout de même retrouvé dans les archives ces vieilles supputations sur son compte, postées par Murielle, Karim et les autres. Jean-Jacques lui-même n’était visiblement jamais intervenu et sa fiche professionnelle n’avait pas été actualisée depuis la perte de son poste de contrôleur de gestion.
            Au bout d’un moment, l’écran s’est mis à clignoter, comme il le faisait chaque fois que mon petit ordinateur portable gris métallisé commençait à chauffer. Je me suis rendu compte que je n’avais pas même pris le temps d’enlever mon blouson. J’étais assez agité, et plutôt frustré par ce qui venait de se passer. Il me fallait une explication. On ne débarque pas comme ça dans ma vie pour subitement repartir et laisser les choses en plan. Une fois n’est pas coutume, j’avais l’impression que les échos du cours de tango de Madame Guttierez, à l’étage du dessus, venaient de l’intérieur de moi. C’était exactement le genre d’état émotionnel que Mr Touillerrasse, mon médecin, m’avait demandé d’éviter. A peu près à l’époque où Jean-Jacques était parti pour une pampa quelconque, je m’étais adonné moi aux délices de la dépression. Deux années assez rudes, qui m’avaient fait revisiter par un travail de thérapie algorythmique, les événements les plus douloureux de ma vie : la mort de mes grands-parents dans un Airbing 330 [2], entre Bordeaux et Miami, le départ brutal de mon père pour la Nouvelle Calédonie, et surtout ma séparation avec mon premier grand amour : Agathe. « L’angoisse de la séparation », avait justement asséné le psy, comme un primeur certifiant l’origine bio de ses légumes. Il m’avait expliqué que tout cela avait contribué à me rendre craintif, à me rétracter. « Un peu comme un sexe dans un bain glacé » avait-il conclu, en maître nageur cette fois.

            Aussi, l’incident avec Jean-Jacques agissait comme une grosse pierre lancée au milieu d’un lac de montagne. J’ai passé la soirée à m’en préoccuper, trifouillant sur Piaolink pendant des heures, ne m’interrompant que pour laisser refroidir la machine. Il m’a bien fallu me rendre à l’évidence : aucun scanner sur cette terre n’avait croisé le chemin de JJ. Son fantôme n’apparaissait ni dans les sites, ni dans les blogs, ni dans les vidéos, ni dans les bases de données d’images. Jean-Jacques m’avait titillé, puis planté sans aucune explication. Il s’en était retourné à cette nuit, qui l’avait enveloppé toutes ces années. Au moment d’aller me coucher, j’en étais à douter de notre rencontre. Jean-jacques s’était peut-être trompé de bonhomme. Il avait dû me confondre avec un autre gars de notre ancienne bande. Karim ou Nicolas, je ne savais pas. On se ressemblait tous ; tous châtains, tous réservés, tous un peu déphasés dans ce milieu bourgeois dans lequel nos parents avaient tenu à nous faire évoluer. A l’époque, Jean-Jacques était assurément le plus riche d’entre-nous, même s’il devait son aisance à des circonstances dramatiques. Les fiches personnelles des autres montraient qu’ils avaient mieux réussi que moi. Karim officiait comme responsable informatique d’un grand musée, Nicolas était pharmacien à la Défense. Agathe et Murielle avaient également des postes enviables à la Mairie de Paris et à Bercy. Tous gagnaient de d’argent. Tous pouvaient lui être utile plus utile financièrement, s’il s’agissait de cela.
            A toute fin utile, j’ai entré son nom dans les alertes d’actualité. Au cas où il referait surface. Puis je me suis glissé sous les draps avec la meilleure vente de moment à la librairie : un roman de cinq cent pages dont les chapitres revenaient en boucle, comme des mantras. La lumière de ma chambre était criarde. Avec ses murs dénudés, elle se donnait des airs de chambre d’hôpital. J’aimais bien.

            Je me suis réveillé au beau milieu de la nuit, convaincu que le téléphone était en train de sonner. A l’instar du scénario de mon livre,  je m’attendais à entendre à nouveau, dans le combiné, la voix de Jean-Jacques et, comme la veille, sa logorrhée paniquée. Il n’en a rien été. Le silence  régnait sans partage dans le 45 mètres carré. Il était seulement accompagné d’une chaleur étouffante. J’ai ouvert en grand les fenêtres de ma chambre, puis suis allé me remplir un verre d’eau à la cuisine. Le salon baignait dans une lumière orangée diffuse, qui provenait de la rue. Cela faisait trois ans que je vivais là et je n’avais jamais pris le temps d’apporter une touche personnelle à l’endroit. Il y avait toujours, aux murs, les affiches d’expositions du centre Beaubourg ou du Musée d’Orsay, laissées par le précédent locataire. La première, datée de 1997, glorifiait Nicolas de Staël, la seconde, de 2010, constituait un hommage à l’Orientalisme.
            L’immeuble, dont l’aspect me paraissait maintenant fade et impersonnel, m’avait d’abord séduit par sa modernité. Il faut dire que je possédais pour la première fois de ma vie un balcon aux rambardes métalliques. Et puis, du cinquième étage, on voyait assez loin en direction de la Seine. Avoir constamment, dans mon champs de vision, les immenses colonnes de verre de la grande bibliothèque et du quartier d’affaires qui l’environnait me procurait un sentiment d’achèvement : la fierté de participer à une civilisation aboutie. Et par les temps qui courent, il ne fallait pas cracher sur un petit bonheur comme celui-là.
            Le verre à la main, je suis sorti prendre l’air sur le balcon. La rue était déserte, hormis un couple qui marchait tranquillement en direction de la rue Tolbiac. Le garçon, vêtu d’une longue et large chemise indienne, marchait plus vite que sa copine. Il sautillait, se retournait, écartait les bras et revenait régulièrement vers elle, revendiquant par sa danse joyeuse sa liberté d’esprit, son caractère poétique. Il parlait fort. Peut-être venaient-ils de se rencontrer, peut-être devait-il la conquérir.
            Au croisement de la rue du Calvaire, le jeune homme a cessé ses simagrées. Le couple passait devant un homme adossé à un lampadaire, qui venait de s’allumer une cigarette. Les trois n’échangèrent pas le moindre mot. Mais la prudence était de mise, à une époque où, dépassées par la montée de la violence, les statistiques officielles ne prenaient en compte les agressions qu’à partir du moment où il y avait eu perte de connaissance.
            Les amoureux ont poursuivi leur promenade. L’homme n’avait pas esquissé le moindre geste et semblait n’avoir pas même remarqué leur présence. Il était vêtu d’un pantalon blanc, d’une chemise noire et portait une casquette. Je n’ai aperçu son visage que lorsque, tirant sur sa cigarette, il a soudain levé les yeux. Il regardait vers moi. Deux certitudes m’ont immédiatement habitée : primo cet homme asiatique était en planque, secundo l’objet de sa surveillance, c’était moi...
            Quand il a vu que j’étais au balcon, il s’est immobilisé une seconde. Puis, avec une lenteur infinie, il a porté sa cigarette à sa bouche, a tiré une latte d’environ un siècle, et s’est appliqué à continuer à regarder dans ma direction. Même à distance, on voyait toute la fierté et l’ostentation qu’il mettait à le faire. Cela m’a fait tressaillir. Un peu comme si quelqu’un venait de me pincer. Je suis rentré dans l’appartement puis j’ai continué de l’observer, dissimulé derrière les voilages des rideaux. L’homme a écrasé sa cigarette sur le trottoir. Puis a éclaté d’un grand rire strident. Comme ça, tout seul sur l’asphalte. De cette sorte de hurlement féminin affectionné par les méchants dans les séries télé singapouriennes. Quelques mètres plus loin, le couple s’est retourné, puis a brusquement accéléré le pas. Le temps que je reporte mon regard sur lui, l’homme avait disparu.

            La fin de ma nuit n’a plus été qu’une alternance de rêves étranges, où je tenais systématiquement le rôle de la victime, et de réveils brutaux, le cœur battant, découvrant que l’horloge n’indiquait que dix minutes de plus qu’au précédent réveil.
            Je suis resté dans mon lit à lire quelques bandes dessinées, mais je n’ai pas pu m’empêcher de retourner cinq ou six fois glisser un œil à la fenêtre du salon. Le grand vide, l’absence persistante du guetteur bridé.
            Au matin, une douche glacée n’est pas parvenue à me remettre d’aplomb. Derrière, le café n’a pas plus réussi à me faire perdre le goût métallique que j’avais dans la bouche. Il n’y avait plus personne de suspect sous mes fenêtres. Je consultais une dernière fois Internet avant de sortir. Jean-Jacques Rouillé continuait de naviguer en eau profonde. La nuit ne l’avait pas repêché. Les jambes ankylosées, j’ai fini par enfourcher un des vélib de la rue Eugène Oudinay. J’avais bien l’intention de laisser le courant de ma vie reprendre son état habituel. Je veux dire à l’étale.


[1] Piaolink avait précipité la chute de Google au début des années 2010

[2] Airbing, fusion de Boeing et Airbus