Chapitre 13


                 La maison de campagne des grands-parents de Jean-Jacques était située au point de rencontre de quatre immenses étendues céréalières, à la sortie du village de Cloyes sur Loir. On y était allé à deux ou trois reprises tous les cinq, les cinq de la T4. J’ai pris la voiture à 5H00 du matin. J’avais passé toute la nuit devant mon ordinateur à l’écran clignotant, essayant de trouver une clé de compréhension de la catastrophe en cours. Je ne pouvais attendre une minute de plus. Marjane avait dû regagner ses pénates, mais m’envoyait un texto environ toutes les cinq minutes. J’avais descendu pendant la nuit une cafetière entière. Et, au passage,  résisté à l’envie de téléphoner à ma mère, à Entremont. Ma mère me connaissait par chœur. Au premier infléchissement de ma voix, elle se serait rendu compte que quelque chose clochait. Elle m’aurait cuisiné et, comme elle avait toujours réussi à le faire, m’aurait fait accoucher du topo. Je ne voulais pas la mettre dans un état qui, même de loin, pouvait ressembler au mien.

            J’ai roulé en pilote automatique jusqu’à Cloyes. Aiguisée par le stress, ma mémoire retrouvait facilement le chemin.  En revanche, à l’approche de l’objectif, je me suis perdu pendant près d’une heure dans les méandres de l’Eure et Loir. Dans ce coin, rien ne ressemblait plus à une intersection qu’une autre intersection. Je suis repassé au moins trois fois par le village, pour enfin comprendre qu’il ne fallait pas confondre Abbaye sur Leur avec Abbaye en Leur. D’une certaine manière, passer à l’action me faisait du bien. Depuis le jeudi de la semaine précédente, lorsque tout ce merdier avait commencé, j’avais eu la sensation que mes prises de conscience étaient systématiquement en retard sur les événements. J’étais le Poulidor de cette histoire, toujours dans la roue de Jean-Jacques Anquetil. « Une semaine… », me disais-je dans la voiture, alors que France Info s’évertuait à passer sous silence les déboires de Jean-Jacques. Je me suis regardé dans le rétroviseur. Je faisais peur à voir. Pas aussi délabré que mon ami, mais un être qui n’avait plus rien à voir avec un libraire de centre-ville.
            J’ai fini par trouver la bonne départementale, et le lieu dit La gerbe. Au moment de sortir de la twingo, j’ai découvert, en jetant un œil sur le siège passager, que mon téléphone clignotait. Je n’avais rien entendu. Un numéro masqué m’avait appelé à 5H27. J’ai écouté ma messagerie. D’une voie grave, Gaspard me confirmait qu’il passerait lundi matin à la librairie.

            La maison était un ancien corps de ferme, entourée d’une bande de pelouse, qui avait dû être bien taillée à une époque lointaine. Il faisait face à un autre corps de ferme, en activité celui-là, dans lequel un tracteur et une bétaillère somnolaient en attendant les prochaines moissons. Des petits bacs à fleurs, sans fleur, étaient accrochés sous chaque fenêtre. J’ai fait le tour de la maison. Tous les volets étaient fermés. Une fois encore, ma mémoire m’a guidé. JJ était fier de la cachette que son grand-père — il l’appelait son pépé dg — avait trouvé et ne s’était pas privé de me la montrer. Je me suis donc rendu de l’autre côté de la maison, sur le petit chemin qui menait à un groupe d’arbres. A trois mètres du premier arbre, il y avait le même petit écriteau rouge que lorsque nous étions mômes. « Attention danger – No trepassing, réserve d’eau ». Il y avait en effet le long des arbres une sorte de rectangle d’eau noirâtre, caché en partie par de hautes herbes. Jean-Jacques m’avait expliqué avec gourmandise qu’une pompe pouvait à tout moment aspirer l’eau de la réserve et qu’il était donc très dangereux de traîner dans le coin. Puis il s’était approché du panneau, avait passé sa main derrière et en avait tiré la clé, qu’il avait brandi comme un trophée. La clé était toujours là. Comme si personne ne l’avait touchée depuis quinze ans.
            Je suis entré dans la maison. J’avais l’impression que mon ancien condisciple était dans mon ombre, qu’il s’apprêtait à fouiller avec moi. J’ai ouvert les volets et ai constaté qu’une nappe de poussière recouvrait l’ensemble des meubles de la grande pièce. Un vieux buffet renaissance, deux canapés en velours rouge qui juraient complètement avec le reste du mobilier, et surtout des présentoirs à paille, accrochés aux murs, qui témoignaient de l’illustre passé d’écurie de l’endroit.
            Des traces de pas étaient encore visibles dans la poussière du sol. Quelqu’un avait dû venir. Sans doute était-ce Jean-Jacques, pour vérifier que son trésor était toujours là, avant de se faire rattraper par ses poursuivants. Je n’ai pas eu à chercher longtemps : la statuette trônait. Enfin, les statuettes. Identiques, posées de part et d’autre de la cheminée, elles représentaient la même danseuse que nous avait montrée notre copain à l’époque. « Une fortune ! » avait-il dit en souriant, tout en faisant mine de la laisser tomber, et de la rattraper de justesse. Cette statue en provenance d’Indonésie avait atterri dans les mains de son père, au terme d’un voyage tortueux et clandestin. Après le drame des céréales du petit-déjeuner, elle était devenue le principal élément de l’héritage de JJ. Il n’y avait aucun doute qu’elle pouvait éponger ses dettes de jeu. J’ai pris chacune des statues, que j’ai soupesées. On pouvait se rendre tout de suite compte de celle qui était fausse. Très légère, elle était probablement faite en plâtre. Je l’ai laissée tomber. Elle s’est brisée en mille morceaux sur la faïence rouge du sol. L’autre était notre sésame à tous : Jean-Jacques, Gaspard, ma mère et moi. Elle avait le pouvoir de nous sortir de ce mauvais pas, de faire rentrer les Chinois dans leur Casino, comme d’autres retournent dans leur caserne après un putsch avorté.

            Il n’était pas question que je reste un instant de plus ici. Même si j’avais pris soin de regarder toutes les deux minutes dans le rétroviseur, je me disais que cette escapade champêtre avait dû donner des idées de filature à mes nouveaux amis de l’empire du milieu. Pourtant, aucune voiture ne pointait à l’horizon. Et Dieu sait si l’horizon n’était pas un vain mot dans ces contrées. En traversant Cloyes dans l’autre sens, je me suis retrouvé bloqué une trentaine de mètres du pont sur le Loir. Il y avait trois voitures devant moi et, devant elles, un essaim de gyrophares. Tout le monde était sorti des véhicules. Tout le monde discutait avec les gendarmes. J’ai suivi le mouvement.
-       Qu’est-ce qui se passe ?
-       Un homme s’est noyé dans la rivière.
-       Si c’est pas malheureux, disait une vieille dame aux cheveux aux reflets violets.
-       Et tous les enfants qui regardent… a renchéri un homme portant une casquette en cuir noir et qui, d’après son âge, devait être son mari.
            J’ai regardé à mon tour en direction de la rivière et j’ai vu, au-delà des tourbillons du courant,  un attroupement de gamins sur une petite île, reliée au village par des passerelles en bois. Cette île était le parc à jeux de Cloyes. Sur l’autre rive, à mi-chemin du pont, là où des arbustes  formaient une sorte de barrage naturel, des pompiers s’activaient. Moi, je ne voyais rien. Et puis, en les observant se concentrer sur un endroit précis, j’ai compris. La masse sombre qui disparaissait sous les branchages n’était pas un entrelacs de bois morts, mais probablement un corps. Je me suis encore approché du bord — les gendarmes semblaient s’en foutre pas mal. Je voyais maintenant distinctement une tignasse brune éparse, comme une méduse, un cercle foncé, vraisemblablement une cape qui flottait dans le cours de l’eau. Une cape grise…
           
            Dans ces moments-là, l’être humain fait appel à son sixième sens. En tout cas, moi je l’ai fait. Je n’ai pas eu à descendre. Je n’ai pas eu à attendre qu’on me montre le macchabée. J’ai su. De manière instantanée et définitive. J’avais le chœur qui dansait la gigue. Je suis tout de même resté pour les voir retourner le corps. Il leur fallait un siècle.
-       Vous le connaissez ?, s’est écrié le gendarme, juste derrière moi.
            Je me suis retourné en sursautant.
-       Qui moi ?
-       Oui, vous ! Vous venez de prononcer un nom, vous le connaissez oui ou non ?
            Il commençait à s’impatienter.
            Le choc avait été trop fort. J’avais dû parler à haute voix, lâcher le nom de Gaspard. J’étais incapable de m’en souvenir. Tout le monde autour de moi s’était retourné et me regardait comme si j’étais un arabe. Le couple de personnes âgées me jetait des coups d’oeil ostensiblement méfiants.
-      Oui…enfin non, enfin c’est possible.
             On s’affairait autour de l’homme. Il n’y avait plus rien à faire. Un pompier a demandé à ses collègues de s’écarter. Il s’est penché sur lui, a palpé son pouls au niveau du cou, a regardé le ciel qui devenait nuageux, puis a dit quelque chose qu’on ne pouvait pas entendre d’ici, mais qui devait être, à 99,9% : « C’est fini » ou, « Plus rien à faire ».
-       Bon approchez-vous !
            Le gendarme m’a saisi le bras et m’a tiré vers lui. Il n’était pas tendre. Il m’a descendu vers la rive et a dit à un gros type blond : « Commissaire, ce monsieur a l’air de connaître le noyé. » L’autre a relevé les sourcils, et m’a décoché un large sourire : « Tiens, tiens ! ». Je le regardais droit dans les yeux. Je contemplais également son visage épais avec ses joues roses. Il avait tout du charcutier et rien du commissaire. Moi, j’étais sonné, fatigué, lassé. J’étais à deux doigts de lui raconter toute l’histoire, d’arrêter ici, sur les bords de Loir, ma mission suicide. Marjane n’était pas là. Le commissaire pouvait aussi bien la remplacer. Il fallait que je parle à quelqu’un ! Moi j’étais libraire. Ces histoires-là, je les lisais, je n’étais pas censé les vivre.
            Le commissaire s’est tourné vers le macchabée et me l’a désigné d’une main.
-       Un ami à vous ?
            J’ai regardé. A cause de l’émotion, je me souvenais avec nostalgie de la nuit que nous venions de passer ensemble, dans mon appartement, nos mugs à la main. J’ai regardé attentivement et ai découvert que…ce n’était pas lui !
Le sixième sens était donc une foutaise, mais ma nervosité avait battu tous les records homologués.

            J’ai dit : « Pardon, je me suis trompé. »
            Le commissaire n’a pas eu l’air étonné et n’a pas insisté le moins du monde : « Vous vous êtres trompé, ça arrive. » Il m’a fait signe de remonter vers le pont. En quittant la scène de l’accident, je l’ai entendu dire à voix basse au gendarme : « Ils m’écoeurent. Ils inventeraient n’importe quoi pour voir un cadavre de près. De vrais charognards. »