Chapitre 11


          On s’était organisés à l’avance, Marjane et moi, pour être ensemble d’astreinte du samedi. On le faisait de temps à autre. C’était notre petit truc à nous pour passer des morceaux de week-end ensemble. Mario avait râlé une nouvelle fois, lui suggérant qu’elle se faisait avoir par son chef. Il essayait de nous monter l’un contre l’autre en jouant la carte patron-employé. Il s’y prenait bien trop tard.
            J’adorais ces samedis. On était seuls, avec parfois un stagiaire caissier, et une clientèle clairsemée (sauf les samedis précédant Noël). Quand on ne jouait pas au docteur, en bas aux stocks, j’avais l’impression qu’on jouait à la marchande. Comme si Marjane et moi avions ouvert notre propre boutique. J’aurais aimé que cela fût vrai. Mais j’étais installé dans cette vie à moitié, cette vie avec une femme à moitié. C’était de ma faute, rien à dire là-dessus. Mais parfois cela me pesait. Parfois je rêvais d’être un Mario, avec femme et enfant. Un super Mario comme je l’appelais quand, amer, je la voyais repartir chez elle. On veut toujours, je crois, être l’autre, celui qui vit de l’autre côté. Pour moi, sur l’autre versant du monde, il y avait des troupeaux entiers de Mario ; des gars ayant fait des choix, ayant assumé des responsabilités, ayant construit pour l’avenir. Les jours de regrets, c’était précisément ça que je ne pouvais m’empêcher de trouver beau : l’inconscience de tous les Mario de la terre, qui pariaient sur l’avenir contre toutes logiques.
            Alors nous étions là, ce matin, tous les deux, à vendre nos livres. Marjane me jetait des regards énamourés. Je le voyais bien. Peut-être pensait-elle à la même chose que moi ? Peut-être échafaudait-elle dans son coin les mêmes châteaux en Espagne ? Je n’osais pas le lui demander. Je me contentais de l’observer aller et venir entre les rayons. Elle avait noué ses cheveux avec un chouchou rouge en une belle queue de cheval. Elle portait une très belle robe noire avec des poches devant, au niveau des seins, que lui avait offerte Mario. Il pouvait avoir du goût ce sagouin. Je l’ai regardée : ses fesses qui bougeait sous la robe, et ses longues jambes bronzées. J’aimais particulièrement ses cuisses à la peau si douce. Je passais des soirées entières à lui embrasser doucement les cuisses, sans aller ailleurs, juste les cuisses, qu’elle écartait quand ça la chatouillait ou quand elle s’impatientait que je remonte les lèvres. Penser à cela me procurait de la douceur, et faisait un peu refluer le stress qui m’avait envahi depuis les révélations de Gaspard. Je l’avais laissé disparaître dans le noir du couloir de mon étage. L’ampoule du plafonnier avait grillé depuis des semaines et personne n’était jamais venu la remplacer. Je l’avais laissé partir sans penser même à lui demander un numéro de téléphone.
            Même si je ne voulais pas gâcher cette matinée insouciante, j’ai fini par raconter à Marjane la soirée de la veille. Son visage d’ordinaire jovial, avec ses yeux rieurs et ses deux petites fossettes, a pris un voile de perplexité que je ne lui avais pas connu souvent. Décidément, le virus se propageait bien. Jean-Jacques en avait été le premier porteur ; il avait tôt-fait de l’inoculer à Gaspard, qui me l’avait transmis. De moi, c’était allé à Marjane qui, pour le coup, n’avait strictement rien à voir avec tout ça. La pauvre n’avait pas traîné ses guêtres au lycée Houellebecq, ne pratiquait pas les jeux d’argent à ma connaissance, et ne connaissait de l’Asie que les séries TV made in Singapour.
            En fin de matinée, elle a accompagné un client qui cherchait Lacan en sociologie. Je l’ai vu ensuite revenir vers moi à pas pressés, l’air décidé.
-       Bon ça suffit maintenant ! a-t-elle dit d’une voix forte, comme si j’étais un de ses enfants et que je m’étais levé de table.
            Devant mon air ahuri, son visage a subitement changé d’aspect. Comme si le fait de me regarder venait de la réveiller. Elle a prononcé d’une voix lasse : « Faut faire quelque chose, je ne sais pas. Tu as appelé tes anciens potes de Houellebecq, ils peuvent peut-être t’aider ? ».
-      Ouh là, ai-je répondu nerveusement, ça date tout ça. Je n’ai plus un seul numéro. Mais c’est pas une mauvaise idée. Pourquoi pas. Je vais chercher sur le blog.
Le seul fait d’évoquer la bande de T4 m’a fait du bien. Cela crevait la bulle dans laquelle je m’étais laissé enfermer. Cela ramenait Jean-Jacques à la normalité ; cela l’inscrivait dans le temps ; il n’était plus ce météorite tombé au milieu de mon jardin, mais un type d’autrefois, un type parmi tant d’autres dans un lycée de banlieue.
-      Rappelle les flics alors, finissons-en, c’est ridicule. Je n’ai rien ajouté et j’ai immédiatement saisi mon portable. C’est quoi déjà, le numéro ?
-       Le…
-       Qu’est-ce que c’est que ça, l’ai-je coupé…
-       Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
            Elle était déjà en train d’essayer de se pencher au-dessus du bureau de l’accueil, pour voir mon portable.
-       J’ai reçu un message… lui ai-je expliqué, en lui montrant mon portable. Mais il est vide.
-       Ben c’est pas grave, ça arrive, a-t-elle commenté, impatiente.
-       Non, non, c’est pas ça, ai-je dit, songeur…
-       Quoi ?
-       Le numéro…
-       Nom de Dieu.
            Elle avait compris. Le numéro d’expéditeur était le numéro que m’avait donné Gaspard dans la lettre codée.
-       C’est quoi ce truc, ai-je répété. Regardant mon portable comme s’il était doté de pouvoirs magiques.
            Soudain, Marjane m’a pris le téléphone des mains : « Laisse moi voir ».
            Sa voix était devenue rauque.
-       C’est pas un message, c’est un visiomessage.
-       Un visio ?
-       Oui, il y a un fichier attaché…
            Je suis tout de suite descendu tu tabouret et j’ai contourné le bureau pour me mettre à côté d’elle. Nous étions seuls au monde. Un commando de Prospectariens [1] pouvait aussi bien débarquer sous nos yeux et prendre toute la marchandise, nous ne nous en serions pas rendus compte. Mes pulsations cardiaques étaient maintenant à 120. Marjane a sélectionné le fichier attaché et a appuyé sur Afficher….


[1] Mouvement révolutionnaire né au début du XXIème siècle, qui visait à libérer les consommateurs de leur avilissement par le marketing.