Chapitre 6



           « Susini » « Suzini » « Sussini ». Perché sur le tabouret de bar du bureau de l’accueil, je m’escrimais sur l’ordinateur en levant la tête de temps à autre, au cas où un client viendrait à passer. J’essayais toutes les combinaisons sur Piaolink. La peur passée, j’étais maintenant lancé, excité par le jeu de pistes. Tout ça était assez drôle finalement. Encore cette satanée manière de dramatiser qu’avait toujours eu Jean-Jacques. J’allais finir par le retrouver et il me dirait la vérité sur son petit manège. De la part d’un tel olibrius, je m’attendais à tout.
            La plupart de mes recherches me menaient en Corse. Un Paul Susini occupait la fonction de maire d’un village près de Bonifacio. Un autre Susini, avocat, avait déclaré à la sortie du procès d’un patron de bar : «  La justice française est une parodie de justice ! ». Plus haut, sur le continent, une entreprise de déménagement du nom de Susini officiait à Gardane. Son site montrait, grâce à une savante combinaison d’effets 3D et de vidéo, comment on pouvait vider un appartement en cinq minutes. Le rendu donnait une impression assez proche d’un cambriolage. J’ai passé ainsi une bonne partie de la journée, absorbé dans ma recherche. « Pas demain la veille » ai-je tout de même eu le temps de répondre à Juliette, qui s’inquiétait que nous ayons peu de réassort sur Jean-Marie le Clézio, et qui suggérait qu’il risquait de revenir à la mode maintenant qu’il était mort.
-       Moi, je l’aimais bien, a-t-elle insisté, pensive, en partant.
Et d’ajouter : « Il était si beau… »

            Peu à peu le magasin s’est vidé, non seulement de ses clients, mais également des vendeurs. En face de l’accueil, l’escalator ne crachait plus personne et absorbait les derniers retardataires, gagnant le rez-de-chaussée à pas pressés.
-       Je vais aux stocks, m’a glissé Marjane à l’oreille, alors que je faisais le relevé des compteurs aux caisses.
Seul Miguel, éternel vacataire à la sensibilité à fleur de peau, se languissait à la caisse 4, attendant que les derniers clients veuillent bien faire leurs choix entre la publication annuelle, posthume, d’Amélie Nothomb ou la rétro e-book sur la littérature de voyage. Damien voulait devenir acteur. Chaque fois qu’il évoquait son rêve, des larmes lui montaient aux yeux. Le reste du temps, il était gai comme un pinçon.
            J’ai terminé mes petits calculs que j’ai transmis par mail à la comptabilité générale là-haut. Ensuite, les mains dans les poches, j’ai pris la direction des stocks. Je suis passé devant l’accueil des disques, où j’ai salué Christian, qui faisait un show de air guitare à un public invisible, puis j’ai emprunté le couloir réservé au personnel, dans la lumière blafarde. Une, deux, trois portes en métal peintes en orange. J’ai fait le code puis suis descendu le long de l’escalier en colimaçon. En bas, Marjane comptait les livres sur une palette. Elle s’est retournée, m’a décoché un joli sourire et a bougé légèrement son derrière. Une infime secousse. Une invitation subliminale. Une décharge de phéromone. Je me suis approché et, sans un mot — je ne trouvais jamais les mots —, lui ai soulevé la jupe. J’ai baissé sa culotte, baissé mon pantalon et l’ai pénétrée. Nos respirations étaient fortes. On n’entendait qu’elles dans le silence du sous-sol, hormis le grincement de la chaudière. Marjane a rejeté la tête en arrière en fermant les yeux et a cherché, à tâtons, à me prendre le bras. Ses joues étaient rouges. Elle a gémi. Elle a baissé la tête, alors que j’essayais d’y arriver en accélérant le rythme, de manière mécanique, en lui saisissant la nuque. Mais mon esprit a pris la tangente. Mon regard était attiré par les étagères de livre en face de moi. Y étaient entreposés les ouvrages des éditions Rivages d’ici et d’ailleurs. Jean Echenoz, Jonathan Safran Foer, Claude Simon, Akinawa Kawabata. Kawabata ? Kawabata ?  Le Japon-l’Asie-le chinois-l’autre nuit, Jean-Jacques et le chinois. Je me suis entendu dire : « Il faut que je cherche Jean-Jacques en Asie… »
-       Quoi ?
            Je me suis arrêté, l’ai embrassée sur le derrière du crâne, dans son épaisse tignasse noire. Puis j’ai ajouté : « Il faut que je cherche un lien entre Jean-Jacques et l’Asie. »

            Quelques minutes plus tard, Marjane à mes côtés — son parfum légèrement enrichi d’une odeur de transpiration — j’ai de nouveau tenté ma chance sur Piaolink . Je me suis mis à croiser les occurrences. « Susini + Asie » rien, « Susini + Chine » Rien. « Susini + Asiatique » rien. J’ai poursuivi mes associations sémantiques autour de l’Asie lorsque qu’elle m’a suggéré d’essayer avec des noms de ville. A tout hasard, j’ai tenté « Susini + Saigon », puis « Susini + Bangkok » Bingo : le site d’un journal francophone, le Thaïlande Soir, évoquait dans un article publié au mois d’avril, une rencontre d’entrepreneurs français qui s’était tenue dans un grand hôtel de Bangkok. Une série de clichés montraient les dits entrepreneurs, posant fièrement, verre à la main, bouquets de géranium  et portrait du Roi de Thaïlande en arrière-plan, derrière eux. Les nouveaux conquistadors. Aucun de ces sourires carnassiers, aucun de ces regards fiers et francs, aucune de ces coupes à ras ne ressemblait à Jean-Jacques. Par ailleurs, l’article ne mentionnait pas plus de Jean-Jacques, que de Susini. Je ne saisissais pas pourquoi le moteur de recherche m’avait envoyé sur cette page. Et puis j’ai compris. J’ai tendu l’index vers l’écran pour montrer à Marjane. Sous la photo, écrit en beige, donc difficilement repérable, le crédit « Jean-Jacques Susini ». Jean-Jacques était celui qui avait mitraillé ce petit monde lors d’une soirée de gala au Marriott. Il n’y avait aucune certitude qu’il s’agissait de « mon » Jean-Jacques, si ce n’est ma conviction, qui a été immédiate.