Chapitre 12


             La vidéo a mis quelques secondes à se télécharger. Lorsque le défilement des pourcentages est arrivé à son terme, le visage de Jean-Jacques est apparu. Jean-Jacques au visage creusé, Jean-Jacques mal rasé, Jean-Jacques le bavard. Il a démarré d’emblée : « excuse moi de t’avoir entraîné là-dedans, mais maintenant faut qu’on en termine, faut que ça se termine, faut mettre un point final à cette foutue histoire, faut que tu m’aides et si Dieu le veut, on la boira cette bière ensemble, mon copain, mon pote, mon espoir...»
            Il était filmé par en haut. Il levait la tête avec difficulté. Quelque chose semblait lui entraver le cou. Mais on n’y voyait pas très clair, l’image n’étant pas de bonne qualité. Autant son visage était en pleine lumière — ses cernes en étaient accentués, le faisant ressembler à son grand père — autant le reste de la pièce était plongé dans l’obscurité. Le tout dessinait le
portrait de quelqu’un ayant irrémédiablement abdiqué. Il était en situation d’infériorité quasi animale, regardait par en-dessous, son corps entièrement à la merci d’un bourreau invisible. Le plus déconcertant était qu’on avait l’impression d’être assis à côté de ce bourreau, complice du supplice.
            Les yeux de mon ami étaient ceux d’une biche craintive. Il était redevenu ce gamin qui se retournait vers moi avec tristesse et incompréhension lorsqu’il se faisait rabrouer par un camarade.
            Et puis il a dit :
-       Bruno-s’il-te-plait-je-t’en-prie-là-maintenant-c’est-vraiment-la-merde-pour-moi (soupir) Bruno (soupir). Si tu ne fais pas exactement ce que je vais te dire, ils vont me faire du mal…
-       …mais pas seulement à moi….
            J’étais parcouru d’une armée de frissons. Mon cœur battait à cent à l’heure.
-       Ils m’ont parlé de quelqu’un que tu aimais dans les montagnes…
            Là , mon cœur a au contraire cessé de battre. D’un coup. J’ai senti le sang quitter mes veines. Mes mains se refroidir. Les frissons tant et plus. Maman.
-       …Bruno…j’ai mal.

            Son visage s’est crispé, comme si le fait d’évoquer la douleur avait eu le pouvoir de la déclencher. Je sentais la respiration de Marjane à côté de moi. Aussi forte que si elle faisait de la power plate. J’étais paralysé.
            Il a repris :
-       Bruno écoute moi bien. Ils vont me... Ecoute moi. Ecoute moi. ECOUTE MOI.
            Il criait de cette même voix avec laquelle il m’avait gueulé dessus lors de ce rendez-vous de la semaine précédente, ce rendez-vous où je m’étais rendu alors que j’aurais mieux fait de sauter dans la Seine. Une semaine seulement.
-       Alors…voilà ce qu’ils veulent que tu fasses…
            Silence.
-       Bruno…
            Silence.
            Un homme s’est approché de nous et a commencé une phrase, « Excusez-moi… », puis est parti sans demander son reste. On ne devait pas être beaux à voir Marjane et moi ; deux paires d’yeux écarquillés, des amants diaboliques. On ne donnait pas envie de rester dans les parages.
-       BRUNO !
-       Oui, ai-je murmuré…
-       Il faut que tu me ramènes mon porte bonheur…
            Marjane s’est tournée vers moi.
-       Tu sais très bien de quoi je parle mon ami, mon copain d’avant. 
            Oui, je savais.
-       Mon porte bonheur, Bruno, mon porte bonheur, tu le connais. Je te l’ai montré. Le porte bonheur de mes parents Bruno bon sang. Il est encore là où il était. Il va me permettre de payer ce que je leur dois. Tant pis. Tant pis pour moi, tant pis pour ma famille. Tant pis pour nous tous. C’est ma dernière monnaie d’échange Bruno…
-       …Ma dernière paire d’As, a-t-il ajouté dans un rire grinçant. Gaspard le récupérera lundi matin, Bruno. Gaspard le prendra et tu seras débarrassé. Pardon Bruno, un million de fois pardon. Prends le, ramène le, et tout sera terminé. On va s’en sortir encore une fois Gaspard toi et moi. On va s’en sortir comme toujours.
            Marjane, bougeait. Elle balançait d’un pied sur l’autre.
            « Pourquoi moi ? » ai-je murmuré
Comme si Jean-Jacques était là, réellement en face de moi, il a répondu :
-       La dette est sur toi Bruno, j’ai manqué de jugeote, mais maintenant c’est comme ça, la dette set sur toi.  On va s’en sortir Bruno, tu connais l’endroit, Bruno, mon petit père, BRUNO.
            On en était déjà à trois minutes et trente-cinq secondes.
            Jean-Jacques a eu un mouvement de recul. J’ai alors découvert que, contrairement à ce que je pensais, il n’était pas enchaîné, ou attaché. Il a reculé d’un pas, puis deux, jusqu’à s’adosser à un mur derrière lui. Ensuite, avec une lenteur infinie, il s’est affaissé le long du mur. La caméra bougeait en se rapprochant de lui. Toujours au-dessus. En fait le jet de lumière venait visiblement de la caméra elle-même. Cela ressemblait à The Blair Witch Project.
            JJ s’est assis. Il a soupiré une nouvelle fois. Il ne regardait plus la caméra.
-       Tu vas nous sortir de là...
            Il y a eu une saute de l’image. On s’est regardés avec Marjane,

            Les dernières secondes du film sont passées très vite. JJ s’est relevé, s’est mis face caméra comme un bon professionnel et m’a parlé avec emphase, comme le JJ éternel : « On va se faire un gueuleton pharaonique Bruno, Gaspard, ta mère toi et moi. Et on va bien rire de tout ça. »

            L’image est devenue noire et le film a pris fin.