Epilogue - Gaspard


              Jean-Jacques dormait sur une paillasse. A l’ombre d’un haut vent de bambous. Il faisait une chaleur de gueux. Un vent brûlant soulevait la poussière de latérite, qui s’infiltrait dans toutes les cases. Hormis celui du vent, le seul bruit audible était le caquètement des poules, qui se baladaient dans le village comme si elles en étaient les propriétaires, fières jusqu’à la mort car ignorantes du sort qui leur était réservé. Un peu comme des clients du Bon Marché.
            Le reste des êtres vivants somnolait. Gaspard lisait le journal, adossé au tronc de l’énorme banian qui délimitait l’entrée du village. Il releva la tête et regarda son copain. Difficile, en le voyant, inerte et en sueur, d’imaginer qu’il avait été le cerveau d’une opération aussi diabolique, menée sans l’ombre d’un accroc.

Khan et Khop, les frères qui dirigeaient le groupe, avaient d’abord accueilli les deux français avec méfiance. Surtout Jean-Jacques, dont la haine pour son propre pays leur avait paru suspecte. Un de leurs copains, ancien militaire, leur avait dit qu’il y en avait bien eu, des retournés de la tête comme ça, chez les khmers rouges à la fin du XXème siècle. Mais cela commençait à dater, et ne concernait que des paysans.
Gaspard, lui, savait par quel méandre tortueux JJ était passé pour rejoindre le groupe islamiste. Et l’entraîner avec lui. Personne n’avait pris la mesure de sa solitude adolescente. Personne ne savait à quel point il avait mal digéré — c’est le cas de le dire — le décès de ses parents. En première, il avait été contraint, comme tous les élèves, de lire Plateforme de Houellebecq, auteur éponyme du lycée. Commencée comme un pensum, cette lecture avait finalement été une révélation, un orgasme d’onaniste pour reprendre une terminologie chère au vieil écrivain. Il s’était trouvé son frère de solitude : un puceau génial. Comme lui.
           
            Sa rancœur n’avait trouvé sa pleine expression que plus tard, après qu’on lui eut ôté ses rêves de carrière financière. Il avait commencé ses errances asiatiques en quête d’origine — ses parents c’étaient rencontrés là-bas — mais l’alcool et la dèche avaient avait fait sortir son fleuve personnel de son lit. A la faveur d’un reportage sur les Yaoui, dans le sud thaïlandais, il avait repensé à son livre fétiche. Dès lors, tout s’était enchaîné. Il avait pris son courage à deux mains et était entré en contact avec les Pula, un groupe terroriste islamiste qui sévissait dans la région depuis des décennies. Sa conversion n’avait été qu’une formalité, et lui avait conféré une aura que cinquante années de vie parisienne n’eurent su lui apporter. D’actions en actions, ils étaient montés en puissance, en fureur et en désir de reconnaissance.

            Gaspard s’épongea le front avec la manche de sa chemise. Il savait que c’était lui, et non le mythique JJ, qui avait eu l’idée de monter des opérations sur Paris, en utilisant des kamikazes qui s’ignorent.  Utiliser des personnes travaillant dans des lieux publics, des grands magasins, était la seule manière de déjouer les contrôles. Car les vieux pays avaient mis le temps, mais avaient fini par resserrer leur surveillance autour des lieux stratégiques. JJ, en revanche, avait immédiatement pensé au groupe T4, « ce foutu groupe qui me regardait de haut ! ». Lorsque l’idée lui était venue, il avait éclaté de rire, tout seul dans sa case. Comme un vilain tour qu’il entendait jouer à ses copains, mais chut-il-ne-fallait-pas-le-dire.

            Ce fameux, lundi, en même temps que Bruno avait entré sans s’en douter une bombe au Bon Marché, ses anciens amis avaient fait de même sur leur lieu de travail. Eux aussi avaient revu JJ quelques jours plus tôt. Eux aussi avaient connu une semaine épouvantable, dont ils avaient pensé se sortir en récupérant la statuette. Tous avaient défilé à la campagne pendant le week-end.






Epilogue - Mario


Mario serra son bouquet encore plus fort. Les épines des roses lui piquaient les mains, mais il ne s’en rendait pas compte. Comme à chaque fois qu’il rendait visite à Marjane, il était gagné par la nervosité. Son cœur commençait à battre dès la descente du train, à la gare de Sceaux. Ensuite, il traversait le parc dans un état second et hésitait à repartir au moment de franchir la grande grille bleue de la clinique.

Au début, ils étaient venus en famille. Mais chaque fois, il avait dû récupérer les enfants à la petite cuillère. Les petits s’étaient confrontés au mutisme de leur mère avec toute la spontanéité de leur âge. Tantôt ils s’en étaient exaspérés, tantôt avaient tenté d’en rigoler, mais systématiquement, une fois franchi la grille du parc dans le sens de la sortie, ils avaient éclaté en sanglots. Mario faisait ce qu’il pouvait pour maintenir des apparences, mais cela dépassait ses capacités de père. Il convint avec le médecin d’espacer de plus en plus les visites des petits.
Les policiers s’étaient également heurtés au silence de Marjane. Ils l’avaient questionnée pendant de longues heures sur Bruno, sur leur relation et sur ce qu’ils avaient trafiqué les jours précédents les attentats. Ils n’obtinrent pour toute réponse que des soupirs à contretemps et quelques larmes, descendant lentement le long d’un visage parfaitement inexpressif.
Marjane s’en était sortie. Mais c’est à peu près tout ce qu’on pouvait dire d’elle. Elle avait reçu Bruno de plein fouet. Le souffle avait soulevé son amant et lui avait littéralement projeté dessus. Il lui avait ainsi sauvé la vie. Détail scabreux, on retrouva trois des dents de Bruno dans le cuir chevelu de Marjane. Elle resta près de deux mois en soins intensifs. La liste de ses blessures serait fastidieuse à énumérer. Il y en avait un peu partout, aux chevilles, aux genoux, aux bras et au visage. Les deux fossettes étaient intactes, mais Marjane avait perdu de ses yeux rieurs.
           
             Mario évitait soigneusement tout commentaire sur les dents de Bruno. Il venait aussi souvent qu’il le pouvait et monologuait devant sa femme. Il lui racontait les enfants, la vie quotidienne à Bécon, les questions d’intendance. Dans son for intérieur, il espérait qu’un détail, un jour, la ferait revenir à la surface. Il poussa même jusqu’à lui montrer une photo de Bruno, pour voir si cela pouvait déclencher une réaction.
Mario était parfaitement au courant des infidélités de sa femme ses dernières années. Il ne lui en avait jamais parlé et ne risquait plus de le faire maintenant. Il lui était simplement reconnaissant d’avoir toujours choisi de ne pas mettre en péril ce qu’ils avaient construit ensemble, année après année. Les infirmières se montraient aux petits soins pour lui. Elles devaient sentir l’homme de confiance, celui qui reste à vos côtés quelles que soient les circonstances de la vie. C’était dans son ADN.

            Au bout de quelques mois, il commença cependant à s’inquiéter, pour une raison purement pragmatique. Le Bon Marché avait été reconstruit en un temps record et la direction avait demandé aux rescapés de faire acte de candidature dans des délais assez brefs. Ils ne pouvaient pas reprendre tout le monde. La reprise de la totalité des effectifs avait été la règle lors des premiers attentats, au début des années 2000. Mais là, avec la banalisation de ce type d’événements, cela faisait un peu trop. Il fallait comprendre. Mario voyait arriver le dead-line avec une certaine appréhension.

Alors il fut ravi d’apprendre, la veille, que les médecins autorisaient désormais Marjane à sortir un peu pendant la journée. Il installa les fleurs dans le vase en plastique sur la table de chevet de sa femme, s’assit sur le lit et lui sourit : « On m’a dit que tu étais sortie ce matin, c’est bien, ça va te changer les idées ». Et, comme elle le faisait un peu maintenant, elle lui rendit un semblant de sourire.

Ce matin-là, en effet, Marjane s’était réveillée à l’aurore. Elle s’était habillée de sa robe noire aux poches devant, s’était rendue à la gare et avait pris le premier train pour Paris. Comme une veuve clandestine, elle était allée prendre un café dans la salle du petit-déjeuner de l’hôtel Lutetia. Un garçon l’avait reconnue. Il lui avait préparé sa table et lui avait souri d’un air entendu.

Puis, il l’avait laissée tranquille.

Epilogue - Philippe


       Philippe prit le premier train du samedi pour Chambéry. Nathalie, sa mère, était venue le chercher dans sa petite Tata électrique. Nathalie était en forme. Elle raconta dans la montée en lacets vers le col du Granier qu’elle avait pris l’habitude de gravir cette route tous les week-ends en vélo. Ça c’était pour l’été. Parce que l’hiver, elle partait en raquettes sur les sentiers de montagne avec son nouveau copain Jean-Gui, un électricien à la retraite qui avait quitté Paris deux semaines après avoir été plaqué par sa femme.
            Ils ne parlèrent de Bruno qu’en arrivant dans le village.
-       Je n’y crois pas, asséna la mère, mâchoire serrée, alors qu’elle garait la voiture devant la coopérative, après le pont.
-       Je ne sais pas, répondit Philippe, qui ne voulait pas abonder trop vite. Si un jour, il se confirmait que Bruno avait bien fait partie d’un groupe terroriste, il ne fallait pas que toute la famille se retrouve piégée dans le déni.

            Philippe ne fréquentait plus guère Bruno ces derniers temps. La jalousie entre les deux frères ne s’était jamais estompée. Si les événements du 22 juin ne s’étaient pas produits, ils seraient restés en concurrence auprès de Nathalie jusqu’à la mort de celle-ci. Toutefois, Philippe avait marqué un point décisif en choisissant de vivre à Lyon.
            Au fond, Philippe ne connaissait pas si bien son frère. Bruno pouvait bien avoir formé ce fameux « Groupe T4 » avec quelques anciens du lycée. Il avait suffisamment de lectures sous la main pour s’être mis des idées pareilles en tête. Après tout, il n’aurait pas été le premier. Ça pétait un peu partout, et un peu n’importe quand depuis des années. Et cela venait d’un peu n’importe qui, le boucher, l’étudiant, le libraire… Il suffisait de mal supporter le besoin d’efficacité inhérent à la démoglobale [1] — les mouvements subversifs l’appelaient la démoglobine — cette démocratie sans frontières que les big boss avaient essayé d’établir après la première crise systémique. L’attentat du groupe T4 n’était même pas le premier depuis le début de l’année. Mais celui-ci avait tout de même marqué les esprits. Avaient été pulvérisés simultanément le Bon Marché, la Mairie de Paris, une grosse partie des bureaux de Bercy et trois tours de la Défense. Les experts pensaient qu’il avait fallu plus d’un an de préparation pour en arriver là.
           
Philippe était plus surpris par les copains de Bruno. Il connaissait Karim, Nicolas, Murielle et Agathe. Il ne les voyait pas en terroristes. Dans son souvenir, la bande était plutôt joyeuse et ne versait pas dans les discussions politiques. Comme quoi, on est jamais sûr de rien. Car la police était formelle. Le groupe d’élite anti-alter, dont les citoyens pouvaient suivre les exploits tout au long de l’année, dans un programme de télévision non-stop qui battait des records d’audience, avait fait voler en éclats la porte d’entrée de Bruno. Les experts encagoulés avaient passé les lieux au peigne fin, mais n’avaient finalement saisi que le petit ordinateur portable gris métallisé. Les relevés de connexion montraient que tous les membres du groupe avaient visité le site avant.com dans les jours qui avaient précédé les attentats. Les relevés de consommation téléphonique allaient dans le même sens ; Karim et Nicolas avaient appelé Bruno le dimanche, veille de l’opération. Aucun enquêteur n’avait été capable de remonter jusqu’à Jean-Jacques.

            Philippe fit le plein en saucissons, fromages, bières de savoie. Il resta là-haut deux jours. Nathalie pleura un peu. Pas tout le temps, mais au détour d’une phrase, d’une évocation d’amis à elle avec leurs enfants, ou des chamailleries entre ses deux chéris. Mais elle était
forte Nathalie. Elle savait qu’elle n’était pas plus à plaindre que la plupart des familles autour d’elles. Elle n’était même pas ostracisée pour ce que son fils était censé avoir fait. Il n’y avait plus d’Histoire, plus d’ennemis identifiés. Tout avait fini par être aplani.

-       Je ne suis pas mécontente d’avoir soixante-dix ans et de vivre ici, répétait-elle en boucle. Elle touchait alors l’avant-bras de son dernier fils en vie et murmurait « Excuse moi ».

            Le dernier soir, ils prirent un apéro sur la terrasse. Les falaises des chartreuses les dominaient et accueillaient en leurs failles les derniers rayons du soleil. Les nuages défilaient à toute allure poussés par le vent soutenu en provenance de la vallée de l’Isère. Philippe avait l’impression d’être dans powakatsi, un film culte, passé à l’oubli, puis redevenu culte lorsque la réalité avait commencé à lui ressembler de près.

            En partant, Philippe dit : « Maman »
-       Oui mon poussin ?
Il resta planté, sans voix, sur les marches du train. Il regarda cette femme sans âge, belle comme une publicité pour une mutuelle, et qui ne concédait à la souffrance qu’un léger voile dans le regard bleu.
-       Non rien.
-       Elle n’insista pas. Elle le regarda monter dans le dernier train du dimanche soir.
Il la vit s’éloigner, immobile sur son quai, serrant son Jean-Gui, son sportif sexagénaire, comme si elle serrait un tronc d’arbre dans un torrent en furie.
-       Il eut envie de pleurer son frère. Mais il avait une famille à protéger. Alors il serra les dents.


[1] Tentative d’unions entre les pays, sur le modèle de l’Onu, pour installer une gouvernance mondiale. Mais qui échoua.

Chapitre 14


            Lorsque je me suis de nouveau installé au volant, j’étais dans un état d’hyper conscience. Pas moins concentré que si j’avais pris une gélule de cette nouvelle coke pour travailleurs, distribuée en pharmacie et remboursée par la sécurité sociale. Je me suis passé longuement les mains dans les cheveux, j’ai inspiré fortement et j’ai démarré.

            Je ne vais pas m’étendre sur l’enfer qu’a représenté le fait d’égrener la tonne de minutes qui me séparait encore du lundi matin. Je suis rentré à la maison. J’ai enfoui la statuette dans un petit sac à dos, que j’ai dissimulé dans une valise, en haut du placard du couloir qui menait à ma chambre. Je n’avais rien à faire d’autres que d’attendre, mais ma tête s’est mise à tourner comme le tambour d’une machine à laver lancée à pleine vitesse. Après une demi-heure, qui passa aussi vite qu’un match Borg – Vilas,  je ne pouvais plus tenir en place. Je suis redescendu.
            J’ai traîné dans le quartier. J’ai pris un bo bun chez la famille Khieu. En pénétrant dans le restaurant, j’ai croisé Madame Guttierez. Elle m’a ostensiblement fait la gueule, puis haussé les épaules, pour appuyer de manière un peu lourdaude le regard noir qu’elle venait de me jeter. Madame Guttierez avait reçu la visite inopinée de la police culturelle et était persuadée que, habitant en dessous de chez elle, j’étais celui qui avait dénoncé ses cours de tango clandestin.

            Pour que la journée aille plus vite, j’ai décidé d’aller au MK2 Bibliothèque. J’ai descendu la rue de Tolbiac. Cela m’a fait bizarre de passer devant le Frog and English Library pub. Il y avait beaucoup de monde en terrasse, mais pas plus de Jean-Jacques que de beurre en broche. Même pas dix jours qu’il m’avait fait son cirque ici même. Un siècle au regard de l’homme tranquille que j’avais été jusque-là. En passant devant la forêt de lunettes de soleil, je me suis rendu compte qu’il faisait très beau. Le ciel était d’un bleu intense au-dessus de la grande bibliothèque Max Gallo.
            Je suis allé voir « La guerre des gélules », le dernier blockbuster de Bollywood. Après la scène de poursuite du début, j’ai enfin pu m’assoupir. J’ai ensuite enchaîné sur une deuxième séance sans être mis dehors. C’était toujours ça de gagner. En sortant du cinéma, je me suis rendu compte que quelqu’un avait essayé de me joindre quatre fois. Je ne reconnaissais pas le numéro d’appel. Mais il n’était pas question pour moi de rappeler qui que ce soit, pas maintenant. J’étais entièrement mobilisé par ma mission. Demain, certainement, dès que la statuette aurait quitté mes bras pour ceux de Gaspard, tout redeviendrait comme avant. Demain, à la minute où cette sale histoire serait derrière moi, j’allais appeler maman. J’allais également rappeler les anciens de la T4, dont j’avais retrouvé le numéro sur avant.com. J’allais leur raconter cette histoire de dingue. Pourquoi JJ s’était-il adressé à moi plutôt qu’à eux ? Je ne le comprenais toujours pas.
Ensuite, je suis rentré chez moi, j’ai pris tous les anti-stress de la terre et les décontractants de ma riche armoire à pharmacie, et je suis allé me coucher. Avec une joie artificielle et une impatience réelle.

            Au réveil, j’ai immédiatement pensé à ma mère. Je la revoyais prendre son petit-déjeuner sur la terrasse du chalet. Dominant le champs en pente et le torrent en contrebas. Ses jolis rides de celle qui vit tout le temps dehors. Maintenant que j’étais au centre de l’arène, avec épée, bouclier et statuette, j’étais convaincu que l’évocation de ma mère par les méchants n’avait été qu’une gesticulation. Un procédé de série B, qui avait tendance à se populariser avec la pratique du racket. « Ça a marché » me suis-je tout de même dit, en souriant pour moi-même.
N’attendant plus que le dénouement elle aussi, Marjane avait fini par espacer ses SMS. Nous avons convenu de nous retrouver au Lutetia. Même dans cette situation, je ne pouvais déroger à mon rituel du matin. C’était comme si mon corps suivait ses propres règles, absolument sourd à toutes contingences. J’ai montré la statuette à Marjane. Les autres clients devaient penser que j’étais un brocanteur haut de gamme, venu spécialement à Paris pour négocier une pièce rare. Avec sa crinière noire, Marjane pouvait elle facilement passer pour un riche libanaise. Ce moment d’exotisme nous faisait du bien. Le chœur battant comme deux mariés pénétrant dans la nef de l’église, nous sommes partis en direction du magasin. Après la fouille réglementaire, dirigée par un Jacques Sergent aussi lassé que nous par cette obligation, nous sommes descendus au sous-sol.
            Le bureau de l’accueil était ouvert aux quatre vents. Il ne pouvait constituer un endroit sûr pour cacher la statuette, en attendant que Gaspard se manifeste. Je suis donc allé au vestiaire, j’ai enfermé le sac à dos dans mon casier. Puis, je suis revenu dans les rayons. Les filles vaquaient à leurs occupations. Chantal et sa coupe au bol grise expliquait à deux touristes japonais ce qu’ils devaient savoir sur leur propre littérature. Eux ne désiraient qu’un gros livre de photos de Paris vu du ciel. Nuria était embarquée dans ses grands rangements du lundi matin. Chaque début de semaine, elle redynamisait ses présentoirs, et donnait leur chance à de nouveaux auteurs. Marjane, quant à elle, faisait semblant de travailler. Elle m’observait avec intensité. Elle semblait vouloir que je lui dise tout d’un simple échange de regard. Le téléphone a émis le petit bruit caractéristique des messages : « Merci. Jean-Jacques ». J’ai relevé la tête et ai souri à Marjane. J’étais soulagé. Le calme allait revenir dans ma vie ; j’avais toujours tout fait pour qu’il en soit ainsi ; ce monde me faisait trop peur, je m’en étais toujours protégé du mieux que je pouvais. L’intrusion de Jean-Jacques dans mon système n’était qu’un bug. L’imprévu n’était plus à l’ordre du jour. Il n’était plus que le résidu d’une époque révolue.
            Marjane m’a rendu mon sourire. Elle avait compris. Ses fossettes étaient plus mignonnes que jamais. Elle était si belle dans la lumière des néons.
            Elle m’aimait, j’en étais presque sûr.

            Je suis parti en direction de son rayon avec la ferme intention de lui effleurer la main, au risque d’être percé à jour, en espérant être enfin percé à jour. Au moment où je passais entre l’armoire de la Pléiade et l’accueil des disques, j’ai entendu un bruit sourd. Comme une énorme caisse à outil qu’on laissait tomber au loin. Enfin, c’est ce que mon esprit a eu le temps d’élaborer comme représentation mentale. Parce que le souffle était déjà sur moi.
            Puis. Plus rien.

Chapitre 13


                 La maison de campagne des grands-parents de Jean-Jacques était située au point de rencontre de quatre immenses étendues céréalières, à la sortie du village de Cloyes sur Loir. On y était allé à deux ou trois reprises tous les cinq, les cinq de la T4. J’ai pris la voiture à 5H00 du matin. J’avais passé toute la nuit devant mon ordinateur à l’écran clignotant, essayant de trouver une clé de compréhension de la catastrophe en cours. Je ne pouvais attendre une minute de plus. Marjane avait dû regagner ses pénates, mais m’envoyait un texto environ toutes les cinq minutes. J’avais descendu pendant la nuit une cafetière entière. Et, au passage,  résisté à l’envie de téléphoner à ma mère, à Entremont. Ma mère me connaissait par chœur. Au premier infléchissement de ma voix, elle se serait rendu compte que quelque chose clochait. Elle m’aurait cuisiné et, comme elle avait toujours réussi à le faire, m’aurait fait accoucher du topo. Je ne voulais pas la mettre dans un état qui, même de loin, pouvait ressembler au mien.

            J’ai roulé en pilote automatique jusqu’à Cloyes. Aiguisée par le stress, ma mémoire retrouvait facilement le chemin.  En revanche, à l’approche de l’objectif, je me suis perdu pendant près d’une heure dans les méandres de l’Eure et Loir. Dans ce coin, rien ne ressemblait plus à une intersection qu’une autre intersection. Je suis repassé au moins trois fois par le village, pour enfin comprendre qu’il ne fallait pas confondre Abbaye sur Leur avec Abbaye en Leur. D’une certaine manière, passer à l’action me faisait du bien. Depuis le jeudi de la semaine précédente, lorsque tout ce merdier avait commencé, j’avais eu la sensation que mes prises de conscience étaient systématiquement en retard sur les événements. J’étais le Poulidor de cette histoire, toujours dans la roue de Jean-Jacques Anquetil. « Une semaine… », me disais-je dans la voiture, alors que France Info s’évertuait à passer sous silence les déboires de Jean-Jacques. Je me suis regardé dans le rétroviseur. Je faisais peur à voir. Pas aussi délabré que mon ami, mais un être qui n’avait plus rien à voir avec un libraire de centre-ville.
            J’ai fini par trouver la bonne départementale, et le lieu dit La gerbe. Au moment de sortir de la twingo, j’ai découvert, en jetant un œil sur le siège passager, que mon téléphone clignotait. Je n’avais rien entendu. Un numéro masqué m’avait appelé à 5H27. J’ai écouté ma messagerie. D’une voie grave, Gaspard me confirmait qu’il passerait lundi matin à la librairie.

            La maison était un ancien corps de ferme, entourée d’une bande de pelouse, qui avait dû être bien taillée à une époque lointaine. Il faisait face à un autre corps de ferme, en activité celui-là, dans lequel un tracteur et une bétaillère somnolaient en attendant les prochaines moissons. Des petits bacs à fleurs, sans fleur, étaient accrochés sous chaque fenêtre. J’ai fait le tour de la maison. Tous les volets étaient fermés. Une fois encore, ma mémoire m’a guidé. JJ était fier de la cachette que son grand-père — il l’appelait son pépé dg — avait trouvé et ne s’était pas privé de me la montrer. Je me suis donc rendu de l’autre côté de la maison, sur le petit chemin qui menait à un groupe d’arbres. A trois mètres du premier arbre, il y avait le même petit écriteau rouge que lorsque nous étions mômes. « Attention danger – No trepassing, réserve d’eau ». Il y avait en effet le long des arbres une sorte de rectangle d’eau noirâtre, caché en partie par de hautes herbes. Jean-Jacques m’avait expliqué avec gourmandise qu’une pompe pouvait à tout moment aspirer l’eau de la réserve et qu’il était donc très dangereux de traîner dans le coin. Puis il s’était approché du panneau, avait passé sa main derrière et en avait tiré la clé, qu’il avait brandi comme un trophée. La clé était toujours là. Comme si personne ne l’avait touchée depuis quinze ans.
            Je suis entré dans la maison. J’avais l’impression que mon ancien condisciple était dans mon ombre, qu’il s’apprêtait à fouiller avec moi. J’ai ouvert les volets et ai constaté qu’une nappe de poussière recouvrait l’ensemble des meubles de la grande pièce. Un vieux buffet renaissance, deux canapés en velours rouge qui juraient complètement avec le reste du mobilier, et surtout des présentoirs à paille, accrochés aux murs, qui témoignaient de l’illustre passé d’écurie de l’endroit.
            Des traces de pas étaient encore visibles dans la poussière du sol. Quelqu’un avait dû venir. Sans doute était-ce Jean-Jacques, pour vérifier que son trésor était toujours là, avant de se faire rattraper par ses poursuivants. Je n’ai pas eu à chercher longtemps : la statuette trônait. Enfin, les statuettes. Identiques, posées de part et d’autre de la cheminée, elles représentaient la même danseuse que nous avait montrée notre copain à l’époque. « Une fortune ! » avait-il dit en souriant, tout en faisant mine de la laisser tomber, et de la rattraper de justesse. Cette statue en provenance d’Indonésie avait atterri dans les mains de son père, au terme d’un voyage tortueux et clandestin. Après le drame des céréales du petit-déjeuner, elle était devenue le principal élément de l’héritage de JJ. Il n’y avait aucun doute qu’elle pouvait éponger ses dettes de jeu. J’ai pris chacune des statues, que j’ai soupesées. On pouvait se rendre tout de suite compte de celle qui était fausse. Très légère, elle était probablement faite en plâtre. Je l’ai laissée tomber. Elle s’est brisée en mille morceaux sur la faïence rouge du sol. L’autre était notre sésame à tous : Jean-Jacques, Gaspard, ma mère et moi. Elle avait le pouvoir de nous sortir de ce mauvais pas, de faire rentrer les Chinois dans leur Casino, comme d’autres retournent dans leur caserne après un putsch avorté.

            Il n’était pas question que je reste un instant de plus ici. Même si j’avais pris soin de regarder toutes les deux minutes dans le rétroviseur, je me disais que cette escapade champêtre avait dû donner des idées de filature à mes nouveaux amis de l’empire du milieu. Pourtant, aucune voiture ne pointait à l’horizon. Et Dieu sait si l’horizon n’était pas un vain mot dans ces contrées. En traversant Cloyes dans l’autre sens, je me suis retrouvé bloqué une trentaine de mètres du pont sur le Loir. Il y avait trois voitures devant moi et, devant elles, un essaim de gyrophares. Tout le monde était sorti des véhicules. Tout le monde discutait avec les gendarmes. J’ai suivi le mouvement.
-       Qu’est-ce qui se passe ?
-       Un homme s’est noyé dans la rivière.
-       Si c’est pas malheureux, disait une vieille dame aux cheveux aux reflets violets.
-       Et tous les enfants qui regardent… a renchéri un homme portant une casquette en cuir noir et qui, d’après son âge, devait être son mari.
            J’ai regardé à mon tour en direction de la rivière et j’ai vu, au-delà des tourbillons du courant,  un attroupement de gamins sur une petite île, reliée au village par des passerelles en bois. Cette île était le parc à jeux de Cloyes. Sur l’autre rive, à mi-chemin du pont, là où des arbustes  formaient une sorte de barrage naturel, des pompiers s’activaient. Moi, je ne voyais rien. Et puis, en les observant se concentrer sur un endroit précis, j’ai compris. La masse sombre qui disparaissait sous les branchages n’était pas un entrelacs de bois morts, mais probablement un corps. Je me suis encore approché du bord — les gendarmes semblaient s’en foutre pas mal. Je voyais maintenant distinctement une tignasse brune éparse, comme une méduse, un cercle foncé, vraisemblablement une cape qui flottait dans le cours de l’eau. Une cape grise…
           
            Dans ces moments-là, l’être humain fait appel à son sixième sens. En tout cas, moi je l’ai fait. Je n’ai pas eu à descendre. Je n’ai pas eu à attendre qu’on me montre le macchabée. J’ai su. De manière instantanée et définitive. J’avais le chœur qui dansait la gigue. Je suis tout de même resté pour les voir retourner le corps. Il leur fallait un siècle.
-       Vous le connaissez ?, s’est écrié le gendarme, juste derrière moi.
            Je me suis retourné en sursautant.
-       Qui moi ?
-       Oui, vous ! Vous venez de prononcer un nom, vous le connaissez oui ou non ?
            Il commençait à s’impatienter.
            Le choc avait été trop fort. J’avais dû parler à haute voix, lâcher le nom de Gaspard. J’étais incapable de m’en souvenir. Tout le monde autour de moi s’était retourné et me regardait comme si j’étais un arabe. Le couple de personnes âgées me jetait des coups d’oeil ostensiblement méfiants.
-      Oui…enfin non, enfin c’est possible.
             On s’affairait autour de l’homme. Il n’y avait plus rien à faire. Un pompier a demandé à ses collègues de s’écarter. Il s’est penché sur lui, a palpé son pouls au niveau du cou, a regardé le ciel qui devenait nuageux, puis a dit quelque chose qu’on ne pouvait pas entendre d’ici, mais qui devait être, à 99,9% : « C’est fini » ou, « Plus rien à faire ».
-       Bon approchez-vous !
            Le gendarme m’a saisi le bras et m’a tiré vers lui. Il n’était pas tendre. Il m’a descendu vers la rive et a dit à un gros type blond : « Commissaire, ce monsieur a l’air de connaître le noyé. » L’autre a relevé les sourcils, et m’a décoché un large sourire : « Tiens, tiens ! ». Je le regardais droit dans les yeux. Je contemplais également son visage épais avec ses joues roses. Il avait tout du charcutier et rien du commissaire. Moi, j’étais sonné, fatigué, lassé. J’étais à deux doigts de lui raconter toute l’histoire, d’arrêter ici, sur les bords de Loir, ma mission suicide. Marjane n’était pas là. Le commissaire pouvait aussi bien la remplacer. Il fallait que je parle à quelqu’un ! Moi j’étais libraire. Ces histoires-là, je les lisais, je n’étais pas censé les vivre.
            Le commissaire s’est tourné vers le macchabée et me l’a désigné d’une main.
-       Un ami à vous ?
            J’ai regardé. A cause de l’émotion, je me souvenais avec nostalgie de la nuit que nous venions de passer ensemble, dans mon appartement, nos mugs à la main. J’ai regardé attentivement et ai découvert que…ce n’était pas lui !
Le sixième sens était donc une foutaise, mais ma nervosité avait battu tous les records homologués.

            J’ai dit : « Pardon, je me suis trompé. »
            Le commissaire n’a pas eu l’air étonné et n’a pas insisté le moins du monde : « Vous vous êtres trompé, ça arrive. » Il m’a fait signe de remonter vers le pont. En quittant la scène de l’accident, je l’ai entendu dire à voix basse au gendarme : « Ils m’écoeurent. Ils inventeraient n’importe quoi pour voir un cadavre de près. De vrais charognards. »

Chapitre 12


             La vidéo a mis quelques secondes à se télécharger. Lorsque le défilement des pourcentages est arrivé à son terme, le visage de Jean-Jacques est apparu. Jean-Jacques au visage creusé, Jean-Jacques mal rasé, Jean-Jacques le bavard. Il a démarré d’emblée : « excuse moi de t’avoir entraîné là-dedans, mais maintenant faut qu’on en termine, faut que ça se termine, faut mettre un point final à cette foutue histoire, faut que tu m’aides et si Dieu le veut, on la boira cette bière ensemble, mon copain, mon pote, mon espoir...»
            Il était filmé par en haut. Il levait la tête avec difficulté. Quelque chose semblait lui entraver le cou. Mais on n’y voyait pas très clair, l’image n’étant pas de bonne qualité. Autant son visage était en pleine lumière — ses cernes en étaient accentués, le faisant ressembler à son grand père — autant le reste de la pièce était plongé dans l’obscurité. Le tout dessinait le
portrait de quelqu’un ayant irrémédiablement abdiqué. Il était en situation d’infériorité quasi animale, regardait par en-dessous, son corps entièrement à la merci d’un bourreau invisible. Le plus déconcertant était qu’on avait l’impression d’être assis à côté de ce bourreau, complice du supplice.
            Les yeux de mon ami étaient ceux d’une biche craintive. Il était redevenu ce gamin qui se retournait vers moi avec tristesse et incompréhension lorsqu’il se faisait rabrouer par un camarade.
            Et puis il a dit :
-       Bruno-s’il-te-plait-je-t’en-prie-là-maintenant-c’est-vraiment-la-merde-pour-moi (soupir) Bruno (soupir). Si tu ne fais pas exactement ce que je vais te dire, ils vont me faire du mal…
-       …mais pas seulement à moi….
            J’étais parcouru d’une armée de frissons. Mon cœur battait à cent à l’heure.
-       Ils m’ont parlé de quelqu’un que tu aimais dans les montagnes…
            Là , mon cœur a au contraire cessé de battre. D’un coup. J’ai senti le sang quitter mes veines. Mes mains se refroidir. Les frissons tant et plus. Maman.
-       …Bruno…j’ai mal.

            Son visage s’est crispé, comme si le fait d’évoquer la douleur avait eu le pouvoir de la déclencher. Je sentais la respiration de Marjane à côté de moi. Aussi forte que si elle faisait de la power plate. J’étais paralysé.
            Il a repris :
-       Bruno écoute moi bien. Ils vont me... Ecoute moi. Ecoute moi. ECOUTE MOI.
            Il criait de cette même voix avec laquelle il m’avait gueulé dessus lors de ce rendez-vous de la semaine précédente, ce rendez-vous où je m’étais rendu alors que j’aurais mieux fait de sauter dans la Seine. Une semaine seulement.
-       Alors…voilà ce qu’ils veulent que tu fasses…
            Silence.
-       Bruno…
            Silence.
            Un homme s’est approché de nous et a commencé une phrase, « Excusez-moi… », puis est parti sans demander son reste. On ne devait pas être beaux à voir Marjane et moi ; deux paires d’yeux écarquillés, des amants diaboliques. On ne donnait pas envie de rester dans les parages.
-       BRUNO !
-       Oui, ai-je murmuré…
-       Il faut que tu me ramènes mon porte bonheur…
            Marjane s’est tournée vers moi.
-       Tu sais très bien de quoi je parle mon ami, mon copain d’avant. 
            Oui, je savais.
-       Mon porte bonheur, Bruno, mon porte bonheur, tu le connais. Je te l’ai montré. Le porte bonheur de mes parents Bruno bon sang. Il est encore là où il était. Il va me permettre de payer ce que je leur dois. Tant pis. Tant pis pour moi, tant pis pour ma famille. Tant pis pour nous tous. C’est ma dernière monnaie d’échange Bruno…
-       …Ma dernière paire d’As, a-t-il ajouté dans un rire grinçant. Gaspard le récupérera lundi matin, Bruno. Gaspard le prendra et tu seras débarrassé. Pardon Bruno, un million de fois pardon. Prends le, ramène le, et tout sera terminé. On va s’en sortir encore une fois Gaspard toi et moi. On va s’en sortir comme toujours.
            Marjane, bougeait. Elle balançait d’un pied sur l’autre.
            « Pourquoi moi ? » ai-je murmuré
Comme si Jean-Jacques était là, réellement en face de moi, il a répondu :
-       La dette est sur toi Bruno, j’ai manqué de jugeote, mais maintenant c’est comme ça, la dette set sur toi.  On va s’en sortir Bruno, tu connais l’endroit, Bruno, mon petit père, BRUNO.
            On en était déjà à trois minutes et trente-cinq secondes.
            Jean-Jacques a eu un mouvement de recul. J’ai alors découvert que, contrairement à ce que je pensais, il n’était pas enchaîné, ou attaché. Il a reculé d’un pas, puis deux, jusqu’à s’adosser à un mur derrière lui. Ensuite, avec une lenteur infinie, il s’est affaissé le long du mur. La caméra bougeait en se rapprochant de lui. Toujours au-dessus. En fait le jet de lumière venait visiblement de la caméra elle-même. Cela ressemblait à The Blair Witch Project.
            JJ s’est assis. Il a soupiré une nouvelle fois. Il ne regardait plus la caméra.
-       Tu vas nous sortir de là...
            Il y a eu une saute de l’image. On s’est regardés avec Marjane,

            Les dernières secondes du film sont passées très vite. JJ s’est relevé, s’est mis face caméra comme un bon professionnel et m’a parlé avec emphase, comme le JJ éternel : « On va se faire un gueuleton pharaonique Bruno, Gaspard, ta mère toi et moi. Et on va bien rire de tout ça. »

            L’image est devenue noire et le film a pris fin.


Chapitre 11


          On s’était organisés à l’avance, Marjane et moi, pour être ensemble d’astreinte du samedi. On le faisait de temps à autre. C’était notre petit truc à nous pour passer des morceaux de week-end ensemble. Mario avait râlé une nouvelle fois, lui suggérant qu’elle se faisait avoir par son chef. Il essayait de nous monter l’un contre l’autre en jouant la carte patron-employé. Il s’y prenait bien trop tard.
            J’adorais ces samedis. On était seuls, avec parfois un stagiaire caissier, et une clientèle clairsemée (sauf les samedis précédant Noël). Quand on ne jouait pas au docteur, en bas aux stocks, j’avais l’impression qu’on jouait à la marchande. Comme si Marjane et moi avions ouvert notre propre boutique. J’aurais aimé que cela fût vrai. Mais j’étais installé dans cette vie à moitié, cette vie avec une femme à moitié. C’était de ma faute, rien à dire là-dessus. Mais parfois cela me pesait. Parfois je rêvais d’être un Mario, avec femme et enfant. Un super Mario comme je l’appelais quand, amer, je la voyais repartir chez elle. On veut toujours, je crois, être l’autre, celui qui vit de l’autre côté. Pour moi, sur l’autre versant du monde, il y avait des troupeaux entiers de Mario ; des gars ayant fait des choix, ayant assumé des responsabilités, ayant construit pour l’avenir. Les jours de regrets, c’était précisément ça que je ne pouvais m’empêcher de trouver beau : l’inconscience de tous les Mario de la terre, qui pariaient sur l’avenir contre toutes logiques.
            Alors nous étions là, ce matin, tous les deux, à vendre nos livres. Marjane me jetait des regards énamourés. Je le voyais bien. Peut-être pensait-elle à la même chose que moi ? Peut-être échafaudait-elle dans son coin les mêmes châteaux en Espagne ? Je n’osais pas le lui demander. Je me contentais de l’observer aller et venir entre les rayons. Elle avait noué ses cheveux avec un chouchou rouge en une belle queue de cheval. Elle portait une très belle robe noire avec des poches devant, au niveau des seins, que lui avait offerte Mario. Il pouvait avoir du goût ce sagouin. Je l’ai regardée : ses fesses qui bougeait sous la robe, et ses longues jambes bronzées. J’aimais particulièrement ses cuisses à la peau si douce. Je passais des soirées entières à lui embrasser doucement les cuisses, sans aller ailleurs, juste les cuisses, qu’elle écartait quand ça la chatouillait ou quand elle s’impatientait que je remonte les lèvres. Penser à cela me procurait de la douceur, et faisait un peu refluer le stress qui m’avait envahi depuis les révélations de Gaspard. Je l’avais laissé disparaître dans le noir du couloir de mon étage. L’ampoule du plafonnier avait grillé depuis des semaines et personne n’était jamais venu la remplacer. Je l’avais laissé partir sans penser même à lui demander un numéro de téléphone.
            Même si je ne voulais pas gâcher cette matinée insouciante, j’ai fini par raconter à Marjane la soirée de la veille. Son visage d’ordinaire jovial, avec ses yeux rieurs et ses deux petites fossettes, a pris un voile de perplexité que je ne lui avais pas connu souvent. Décidément, le virus se propageait bien. Jean-Jacques en avait été le premier porteur ; il avait tôt-fait de l’inoculer à Gaspard, qui me l’avait transmis. De moi, c’était allé à Marjane qui, pour le coup, n’avait strictement rien à voir avec tout ça. La pauvre n’avait pas traîné ses guêtres au lycée Houellebecq, ne pratiquait pas les jeux d’argent à ma connaissance, et ne connaissait de l’Asie que les séries TV made in Singapour.
            En fin de matinée, elle a accompagné un client qui cherchait Lacan en sociologie. Je l’ai vu ensuite revenir vers moi à pas pressés, l’air décidé.
-       Bon ça suffit maintenant ! a-t-elle dit d’une voix forte, comme si j’étais un de ses enfants et que je m’étais levé de table.
            Devant mon air ahuri, son visage a subitement changé d’aspect. Comme si le fait de me regarder venait de la réveiller. Elle a prononcé d’une voix lasse : « Faut faire quelque chose, je ne sais pas. Tu as appelé tes anciens potes de Houellebecq, ils peuvent peut-être t’aider ? ».
-      Ouh là, ai-je répondu nerveusement, ça date tout ça. Je n’ai plus un seul numéro. Mais c’est pas une mauvaise idée. Pourquoi pas. Je vais chercher sur le blog.
Le seul fait d’évoquer la bande de T4 m’a fait du bien. Cela crevait la bulle dans laquelle je m’étais laissé enfermer. Cela ramenait Jean-Jacques à la normalité ; cela l’inscrivait dans le temps ; il n’était plus ce météorite tombé au milieu de mon jardin, mais un type d’autrefois, un type parmi tant d’autres dans un lycée de banlieue.
-      Rappelle les flics alors, finissons-en, c’est ridicule. Je n’ai rien ajouté et j’ai immédiatement saisi mon portable. C’est quoi déjà, le numéro ?
-       Le…
-       Qu’est-ce que c’est que ça, l’ai-je coupé…
-       Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
            Elle était déjà en train d’essayer de se pencher au-dessus du bureau de l’accueil, pour voir mon portable.
-       J’ai reçu un message… lui ai-je expliqué, en lui montrant mon portable. Mais il est vide.
-       Ben c’est pas grave, ça arrive, a-t-elle commenté, impatiente.
-       Non, non, c’est pas ça, ai-je dit, songeur…
-       Quoi ?
-       Le numéro…
-       Nom de Dieu.
            Elle avait compris. Le numéro d’expéditeur était le numéro que m’avait donné Gaspard dans la lettre codée.
-       C’est quoi ce truc, ai-je répété. Regardant mon portable comme s’il était doté de pouvoirs magiques.
            Soudain, Marjane m’a pris le téléphone des mains : « Laisse moi voir ».
            Sa voix était devenue rauque.
-       C’est pas un message, c’est un visiomessage.
-       Un visio ?
-       Oui, il y a un fichier attaché…
            Je suis tout de suite descendu tu tabouret et j’ai contourné le bureau pour me mettre à côté d’elle. Nous étions seuls au monde. Un commando de Prospectariens [1] pouvait aussi bien débarquer sous nos yeux et prendre toute la marchandise, nous ne nous en serions pas rendus compte. Mes pulsations cardiaques étaient maintenant à 120. Marjane a sélectionné le fichier attaché et a appuyé sur Afficher….


[1] Mouvement révolutionnaire né au début du XXIème siècle, qui visait à libérer les consommateurs de leur avilissement par le marketing.

Chapitre 10


            Aussitôt la porte fermée, j’ai appelé les flics. Il fallait que je me débarrasse à l’instant du fardeau que Gaspard venait gentiment de déposer au milieu de mon salon.  Mais l’opératrice électronique m’a mené à un cul de sac : « Bip – Bonjour – Bip - Vous êtes bien aux urgences de la police – Bip - Nous allons rapidement vous diriger vers le service le plus approprié – Bip – En attendant assurez-vous que votre demande est bien légitime – Bip – Vérifiez la gravité des blessures infligées à la victime – Bip – Bonjour, veuillez taper l’heure de l’agression avec les touches de votre téléphone – Bip – La victime est-elle, décédée, tapez 1, inconsciente, tapez 2, dans l’incapacité de se mouvoir, tapez 3. Je suis resté dix secondes, l’écouteur à la main, la bouche ouverte, et ai fini par raccrocher.
« Comme un frère » avait-il dit ? C’était insensé, c’était cauchemardesquement effroyable comme aurait dit Jean-Jacques. Je l’avais fréquenté d’un peu plus près que le reste de la faune lycéenne. Mais ni plus ni moins que ceux du groupe T4. De là à faire de moi le compagnon de route at vitam aeternam, il y avait un cap que ses ennuis lui avait fait franchir allègrement. A moins que, de compagnons, mis à part Gaspard, il n’en ait connu aucun depuis. A cette époque, j’étais moins exubérant que lui. Je n’étais pas le plus joyeux des compagnons. Je vivais  à Meudon avec ma mère et Philippe dans un petit appartement, en bordure de la forêt. Mon père parti, j’étais devenu par la force des choses, le petit mari de ma mère et le père de Philippe. Mais un père qui avait du mal à asseoir son autorité sur un enfant plus vivant que lui. Autant mon frangin, déluré et très populaire, ressemblait à mon père, autant je prenais le contre-pieds de ce lâche qui faisait la java en Nouvelle Calédonie depuis qu’il nous avait planté. Mon dernier échange avec lui avait été téléphonique. Je lui avais dit que sa vie était un cliché. Il m’avait répondu d’un laconique : « Petit con. »

            Avec les autres, nous acceptions parfois de venir prendre le goûter chez JJ après les cours. Il vivait avec ses grands parents, dans une grande maison en contrebas de la petite gare du Val d’Or. Ses parents étaient morts, victimes comme tant d’autres du scandale des céréales contaminées du petit-déjeuner. Jean-Jacques avait alors cinq ans. Il avait échappé miraculeusement au carnage, au bénéfice d’un caractère capricieux, le garçonnet ayant exigé des tartines. Nous n’en avions pas beaucoup parlé. Il faut dire que c’était assez banal d’avoir perdu l’un ou l’autre de ses parents, ou les deux. Agressions, contaminations, pollutions, explosions, les démographes appelaient cela les nouvelles régulations.
            J’étais très impressionné par la maison des grands parents de Jean-Jacques. D’abord parce que je la trouvais infiniment trop grande, avec ses quatre étages, pour ses seuls trois habitants — un vieux golden retriever assoupi la moitié du temps servait de quatrième occupant. Le grand père était un banquier à la retraite, mais imposait toujours une distance professionnelle par ses vouvoiement. Sa manière de vous interroger sur vos études avait le dont de vous faire vous sentir l’équivalent d’un étron. J’ai compris plus tard qu’il continuait en fait à exercer son magistère chez lui, considérant son entourage comme des collaborateurs et transformant chaque dîner en un conseil d’administration.
Nous enfourchions nos cyclos et nous nous retrouvions chez lui devant des tartines de fromage et du jus d’orange. Ensuite, nous montions au quatrième étage, qui était le royaume de Jean-Jacques, avec sa salle de télévision, sa salle de jeu — un flipper, un babyfoot et un canapé — et sa chambre. Là, pendant des heures, il nous expliquait combien il était bon élève, combien le désintérêt des filles pour lui n’était pas un problème, et combien il était spécial. Je me laissais bercer par cette ritournelle. Je n’en pensais pas moins, mais j’aimais la chanson. Il se passait continuellement la main dans sa tignasse rousse, respirait un grand coup, puis reprenait son discours.
            L’épisode de l’autre jour au Frog and English Library pub, était un peu la reprise d’un monologue interrompu il y a longtemps, quelque part dans cette maison, ce manoir comme il l’appelait avec un mélange de dégoût et de fierté.
            « Nous sommes des frères » m’avait-il en effet répété à plusieurs reprises. Il déclamait une amitié qui était censée échapper aux registres habituels du genre. Il me prenait par l’épaule et me serrait comme s’il ne voulait que je lui échappe.
            Aujourd’hui, j’avais l’impression de sentir de nouveau sa main sur mon épaule.

Chapitre 9


             A partir de cet instant, Gaspard a commencé à se serrer les mains avec crispation. On voyait clairement le bout de ses doigts rougir alors que les jointures, privées elles de sang, devenaient blanches, presque transparentes. Son récit arrivait au chapitre de la déchéance-du-binôme-maudit. Tout avait donc commencé ce soir de septembre, en pénétrant  dans une énorme bâtisse de béton qui se révéla être un casino clandestin. Les deux occidentaux, les « barang » comme on les appelle là-bas, découvraient un monde qui les avait immédiatement fasciné. Au « Khmer Pleung » (la lumière khmer), l’argent coulait à flot, mais sans l’ostentation de la richesse qui régnait dans les derniers Casinos encore ouvert en Occident. Dès le premier soir, ils avaient remarqué les petits gratte ciels de dollars hérissés ça et là sur les tables de jeu. La clientèle était composée à 100 % de chinois — chinois de Chine ou sino-khmers. De jeunes hommes aux cheveux gominés et au regard fier, de jeunes filles attifées comme des prostituées, constituaient de petites sous groupes alors que l’immense majorité des clients avait largement dépassé le demi-siècle.
-       Dans ces endroits-là, ce qui trompe c’est leur accoutrement, a-t-il précisé, comme s’il était conférencier pour Connaissance du monde. Ils sont tous mal fagotés. J’ai vu des vieux avec des chapeaux de paille, des chemises rapiécées  et des tongues fluo sortir de grosses liasses de billets de cent dollars. Les vieilles, c’était pas mieux : robes aux couleurs délavées, bijoux qui pendouillent et tignasses ébouriffées. Tout ce petit monde ne demandait qu’à se faire plumer…

            Le premier soir, JJ et Gaspard avaient observé, se gardant de miser. Ils avaient vu d’énormes sommes changer de main, sans que les faciès des riches commerçants, délestés en une soirée de ce qu’ils gagnaient à eux deux en une année, ne laissaient transparaître la moindre contrariété. Rentrés à leur hôtel, ils n’avaient pu fermer l’œil de la nuit, parlant argent, buvant bière sur bière, jusqu’à l’heure du passage des premiers vendeurs de soupe du matin.
-       Je me souviens de cette nuit. Ah oui, ça, je m’en souviens…D’ailleurs, on entendait des coups de feu au loin…C’est comme ça qu’ils saluent les averses de mousson. Ils tirent en l’air pour fêter la fertilité de la terre. De temps en temps quelqu’un se prend une balle qui retombe…
            Ses apartés ethnologiques ne me gênaient plus. Il a souri, comme pour lui-même, puis a repris :
-       En parlant de fertilité, elle a été de notre côté les premiers jours. On a fait quelques belles razzias, notamment à la table du black jack. On s’est retrouvés rapidement à la tête de sommes rondelettes. On était tellement flippés qu’on gardait toujours le cash sur nous la journée. Le soir, on mettait les biftons sous nos matelas.
Il s’est levé brusquement.
-      On commençait à savoir déchiffrer leur jeu, aux vieux chinetoques, leurs mimiques, leurs attitudes, leur gêne. On y était. Des asiates quoi !           
            Il avait gueulé. Puis s’est tu, et s’est rassis. Nous avons bu en silence nos mugs de lait. Comme deux copains savourant un goûter bien mérité après une journée de ski. On en oubliait presque les 25 degrés qu’il faisait dehors.
-       Grâce à notre veine, et sans doute parce qu’on est revenu tous les soirs pendant plusieurs semaines, on a fini par être invité au premier étage. Cinq minutes avant d’y monter, nous ignorions encore l’existence de ce monde parallèle. C’était là que se déroulaient les vraies parties de poker, celles avec les couilles sur la table, si vous me permettez…
            Silence.
-       La rumeur avait enflé parmi les sino-seniors plein aux as que le must était désormais de se confronter aux deux français de la table 3…Nous quoi…
-       C’était pour ces vieux comme une cure de jouvance, s’excitait Gaspard.
            Il y était encore le pauvre. Il n’avait pas quitté les bords du Mékong.
-       …Oui ! Aussi bénéfique que de manger la cervelle d’un singe ou de posséder une jeune vierge ! Je vous jure, on était les rois du pétrole…
-       Et puis vous n’avez plus gagné, ai-je coupé. Je commençais à ressentir une sérieuse fatigue. La suite de son histoire était cousue de fil blanc…
-       Exactement. Je ne sais plus combien de temps ça a duré. Peut-être deux mois. Je ne me souviens plus trop. Faut dire qu’on picolait pas mal….Ouais, la chance a commencé à tourner. C’est Jean-Jacques qui le premier a fait le plongeon. En une nuit, il a perdu les 8000 dollars. Mais il était encore dans le vert. Les deux nuits suivantes, il s’est repris des bananes. Les 25000 dollars accumulés depuis le départ furent ratissés en moins d’une semaine. Moi, j’étais toujours en veine. Je lui ai fait un prêt. Mais la roue a tourné pour moi aussi.  Ensemble, on est allé à la succursale de la Bangkok Bank à Phnom Penh. Ils nous ont filé un peu plus, mais ça n’a pas duré très longtemps. Ce qui est fou, c’est que pas un instant, on a imaginé en rester là. Après tout, l’opération aurait pu être blanche. On solde les comptes et au-revoir tout le monde. Mais, non, il a fallu qu’on relance…
-       …et vous vous êtes enfoncés un peu plus profond dans la merde, c’est ça ?
-       Ben oui…
            Il a secoué la tête de droite à gauche alors qu’il venait de dire oui.
-       Je vous jure, on pensait vraiment avoir été adopté par l’Asie. On était juste tolérés. Mais on voulait y croire JJ et moi. On devait vraiment avoir besoin d’être aimé…hein ?
            Je n’ai rien répondu.
-       …et puis la bière c’est pareil. On croit qu’on tient bien parce qu’on n’est jamais vraiment bourré et qu’on transpire. Mais en fait on est imbibé. JJ il a morflé là-dessus.
-       Je n’ai pas eu le temps de m’en rendre compte, ai-je dit, pas aussi ironique que je l’aurais souhaité.

            J’ai demandé à Gaspard de passer à l’épilogue de son roman. Tout s’enchaînait avec une logique imparable. Les prêteurs institutionnels avaient vite montré leurs limites à ces deux jeunes sans soutien. Les filières de crédit underground avaient pris le relais. Là, ils retrouvèrent les fameux vieux pigeons. Ceux-ci étaient présents à chaque bout du circuit de l’argent, et se révélèrent bien plus coriaces dès lors qu’ils avaient troqué leurs chapeaux de paille pour une casquette d’usurier. Leurs hommes de mains gominés avaient maintenant quitté les tables de jeu pour se mettre en chasse. La chasse au blanc. 
            Je l’écoutais maintenant avec attention, ne l’interrompant qu’une fois pour lui faire répéter le montant des dettes de Jean-Jacques — 250 000 euros — et ai fini par soupirer :
-       Ben vous êtes dans un beau merdier…
            Silence.
-       …mais je ne vois pas bien ce que je peux faire pour vous.
            J’ai détesté la voix hésitante avec laquelle j’avais prononcé cette dernière phrase. Je sentais que c’était maintenant, pas dans une heure, ni même dans trois minutes, mais maintenant que je devais me retirer du jeu. Ne plus penser qu’à mes livres, mes stocks, mes horaires, ma régularité, mon équilibre, ma vie épargnée dans ce monde fracturé.
-       Certes, me suis-je hasardé, emporté par mon élan, je connais Jean-Jacques depuis longtemps…
-       Quinze ans, a précisé Gaspard, provoquant en moi une petite secousse.
-       …Mais là, ça me dépasse…Vous comprenez ce que je veux dire ?
            Cette fois, j’avais forcé ma voix et, du coup, pris un ton condescendant, que j’ai aussi regretté.
            Gaspard, ne disait rien. Il me regardait.
-       Vous avez combien de temps pour payer ? ai-je ajouté, gêné par ce silence.
-       Nous avions jusqu’au 12 juin. Le lendemain du jour où vous avez vu JJ…
            Lui, en revanche, avait une voix calme, posée.
-       Et… ?
-       Et depuis c’est la clandestinité.
-       Comment ça, à Paris ?
-       Surtout à Paris !

            Je me suis gratté les cheveux.
-       Ben…appelez la police.
-       C’est ce que je lui ai dit la dernière fois qu’on s’est vu. C’était samedi.
-       Et alors ?
-       Et alors, je ne l’ai pas revu depuis.
Il y a eu comme un blanc.
-       Maintenant, je pense que la seule issue, c’est vous…
-       Ouh là, ai-je répondu en agitant les mains en signe de dénégation. Vous faites fausse route…je…
-       Non, vraiment, c’est vous. Je suis vraiment désolé pour vous.
-       Comment ça ?, ai-je sursauté.
-       Les histoires de dettes dans ces pays-là ce sont aussi des histoires de solidarité familiales. Lorsque le fils contracte une dette c’est le nom du père qui y est attaché. Et vice versa. Quand nos copains de Bangkok ont vu l’étendu des dégâts, ils ont coupé les ponts avec nous….D’un côté, je les comprends…
-       Sympa les copains.
-       Comme vous dites ! s’est-il exclamé, ravi de mon commentaire.
-       Et Jean-Jacques, comme tu le sais, n’a plus personne.
-       Ses grands parents ?....
-       Morts pendant que nous étions en Asie.
-       Je ne savais pas.
-       Morts sans argent…
-       Comment est-ce possible ai-je demandé, me souvenant de leur richesse, due autant au métier du grand-père  qu’au montant considérable des dédommagements qu’ils avaient obtenu après la mort des parents de JJ.
-       Des emprunts qui traînaient. Le vieux a très mal géré la dernière ligne droite et ils ont été ratissés par la crise systémique numéro 3. Ils avaient survécu à celle de 2009, avait fléchi lors de celle de 2012, mais ont pris le bouillon lors de la troisième…
            Gaspard parlait fort maintenant.
-       Vous êtes comme un frère pour Jean-Jacques a-t-il ajouté, tout sourire.
            Je l’ai regardé, surpris.
-       N’exagérons pas. On était copain voilà tout. Il n’avait pas que moi. Et puis je suppose qu’il a noué des relations plus fortes avec d’autres personnes depuis. Vous par exemple…
-       …Non.
            Il répondait cela sans une once d’amertume.
-       C’est lui qui vous a dit ça ?
-       Oui, et pas qu’à moi. A ses créanciers aussi.
-       C’est une histoire de fou !
-       Non, M Lame, une histoire d’argent.
-       Quoi ?
-       Ben…
-       Que voulez-vous dire.
-       Ben vous êtes dedans comme nous.
-       Mais pas du tout !!
            Son visage s’est soudainement assombri.
-       Si…Parce qu’il y a un élément nouveau que j’ignorais : vous êtes surveillé par les chinois.
-       Et alors ?
-       Et bien je pense qu’en fait il ne sert plus à rien d’appeler le numéro que je vous ai donné…
            Il s’est passé la main dans sa barbe naissante et a ajouté :
-       Je comprends maintenant pourquoi il ne me rappelle plus depuis samedi.
-       Comment ça ?
Je sentais que je le regardais avec mon regard d’enfant. Ça m’écoeurait mais je ne pouvais pas faire autrement.
-       Ils ont dû lui mettre la main dessus a-t-il dit, songeur.
-       Et…
-       …et c’est sûrement après vous qu’ils en ont maintenant….