Chapitre 8


       
          Patrick Modiano, de son vrai nom Gaspard Latil, était assis sur mon canapé rouge depuis bientôt deux heures, exactement sous l’affiche de l’Orientalisme. Le terme assis était d’ailleurs un tantinet excessif puisqu’il avait conservé ses fesses au bord des coussins, dans une position inconfortable, mais néanmoins avantageuse s’il lui venait l’idée de bondir de nouveau en direction de la porte d’entrée.
            Il tenait entre ses mains un mug de lait chaud avec du miel. Un mug personnalisé, avec mon expression favorite, Ras la tasse, écrite dessus, et que Marjane m’avait offert deux ou trois ans auparavant.  J’avais consenti à le lui préparer après qu’il eut lui-même daigné commencer son récit asiatique.
            Les deux hommes avaient fait connaissance à Bangkok, voilà six ans. J’imaginais que c’était après que Jean-Jacques eût été débarqué de son job de contrôleur de gestion. Gaspard était professeur de français, alors que Jean-Jacques était…il ne se souvenait plus bien quoi. Ce dont il se souvenait bien, en revanche, c’était que notre ami commun s’était rapidement trouvé une conduite, une fois passée le délai légal de perte de contrôle, pour tout occidental débarquant à Bangkok. Il s’était bientôt mis à gagner quelques sous, en prenant des photos de bijoux et de pierres pour le compte de joailliers. Essayant lui aussi de gagner plus, Gaspard avait peu à peu délaissé le professorat. « Les chinois faisaient tourner la ville pendant que les thaïe bullaient ou jouaient au majong. » Il avait investi dans une guest-house près du quartier à filles de Silom, et tenter de faire un peu de commerce. Mais les affaires n’étaient plus ce qu’elles avait été au début du siècle.
-       Chez les filles, il n’y a quasiment plus d’asiatiques vous savez, de plus en plus d’Australiennes, c’est moins facile.
-       Oui, bon l’ai-je coupé, pour lui faire accélérer le mouvement. Je n’étais pas plus intéressé que ça par le récit des grandes heures de macro de Gaspard Latil.
-       Ok, a-t-il fait en tournant le mug dans ses mains.

            J’ai alors remarqué qu’il souffrait d’un drôle de tic. Il portait toutes les dix secondes sa main à sa bouche. Il triturait sa lèvre inférieure avec une tenaille formée de son pouce et de son annulaire. Une fois que l’on s’en était rendu compte, on ne voyait plus que ça.

-       On a commencé à se voir de plus en plus souvent. On avait d’autres potes expatriés qui traficotaient dans l’entourage de l’ambassade ou de la chambre de commerce franco-thaï. Des mecs avec qui on sortait ou avec qui on allait se faire masser le vendredi. Mais nous deux, c’était pas pareil, c’était un peu plus fort. On voulait plus. Je crois, même si ça vous choque, qu’on voulait un peu écrire l’histoire.
J’ai soupiré.
-       On avait nos petites habitudes. Souvent, le matin, on se retrouvait au bar du Grand Ayudhaya, un des plus gros hôtels de Bangkok, où nous lisions la presse française. A force de lire des trucs pas très bien informés sur la région, quand ce n’était pas complètement faux, on s’est dit qu’on pouvait faire aussi bien et on a eu l’idée de proposer des reportages aux journaux français. Après tout on était l’équipe idéale, le photographe et le prof de français…

            Ne connaissant pas grand monde dans les rédactions parisiennes, ils avaient alors cherché les sujets les plus originaux, pour attirer l’attention : une ferme aux 60 000 crocodiles de Samutprakarn, un temple de désintoxication par les plantes de Thamkrabok, le Southern and Orient Express entre Bangkok et Kuala Lumpur. « On parcourait le pays « du Nord au Sud, a-t-il insisté, on était sur les traces des Malraux, des Londres, des Kessel… ». Je le regardais s’échauffer sur mon canapé. Je le trouvais ridicule. Ou plutôt, je trouvais ses références ridicules. A une époque où la police de la consommation vous collait une amende si vous n’aviez pas téléchargé assez de jeux sur votre Wii le mois écoulé, à une époque où environ la moitié de la planète était interdite aux voyageurs pour cause d’insécurité, les noms qu’il citait pouvaient aussi bien être tirés de la Bible, ou provenir de Mars.
-       …Mais on n’a pas vendu grand chose a-t-il convenu, comme s’il avait suivi point par point mon soliloque intérieur.
            J’ai souri, satisfait de ma clairvoyance.           
            Un moment, on a entendu des cris dans la rue. Une sévère savonnée que passait une femme à un homme. Je réalisais coup sur coup qu’il faisait nuit noir et que je n’avais pas pensé un seul instant à regarder l’heure. Gaspard s’est levé et est allé à la fenêtre. Il n’était plus dans l’excitation de tout à l’heure. Dos voûté, il a écarté le rideau puis a soupiré : « De toutes façons, s’ils vous ont repéré, c’est qu’ils m’ont pris dans leur viseur depuis plus longtemps que ça… »
-       Qui ça ?
-       Les chinois.
-       Les chinois ?
-       Oui, a-t-il soupiré, un peu de patience on y vient.
            Il avait pris plusieurs années en quelques heures. Il s’est adossé à la fenêtre et a repris :
-       Bon, on a fait ça quelque temps mais ça souriait pas trop. Mes affaires non plus c’était pas ça. Je m’étais fait arnaqué par un intermédiaire allemand dans une histoire d’import-export de lunettes bioniques…trop long à expliquer.. Jean-Jacques, lui, il trimait comme une brute mais ses clients commençaient à trouver qu’il était cher. Il n’avait pas les derniers appareils en 3D….Bref, tout le monde se faisait du fric et nous, on galérait un peu….C’est alors qu’on a fait la connerie d’aller  faire un tour à Phnom Penh…

            Je nous ai servi deux verres d’Indiacola. Je voulais maintenant en savoir plus. Et le ton monocorde de sa voix commençait à me bercer ; une voix douce sans être tendre ; comme polie par le temps et les événements de la vie.
-       Ah, ce foutu week-end à Phnom Penh, a-t-il murmuré en regardant ses chaussures, que je découvrais tout à fait stylées. Des tennis rouges avec un trait blanc sur les côtés et une fermeture éclaire. Leur éclat et la modernité de leur ligne juraient avec la patine terne de son pantalon gris. Il pouvait aussi bien être un de ces travailleurs sans toit, à la garde robe faite de récupérations.

            Il a repris :
-       On avait décidé de se changer les idées parce qu’on commençait à tirer le diable par la queue. Bon, on avait toujours de quoi s’éclater un peu mais le coût de la vie sur place augmentait…C’est Jean-Jacques, je pense, qui a eu l’idée le premier. Il avait des copains qui étaient allés à Phnom Penh et qui avaient fait de belles fêtes. Phnom Penh apporte les mêmes possibilités que Bangkok, mais pour pas un rond. Et puis nous avions trouvé une justification professionnelle à ce voyage. ELLE à table nous avait commandé un reportage sur la pratique des œufs couvés au Cambodge.
-       Les œufs couvés ?
-       Oui. Une tradition des dimanches en famille. Ils mangent un œuf pas totalement couvé. Je veux dire par là un œuf  avec dedans un fœtus de poussin. Ça craque sous la dent, ça sent fort, mais ils adorent ça.
-       Oui, oui, bon, allez-y. J’étais écoeuré.
-       On a pris l’avion à Don Muang et puis deux heures après on était à Phnom Penh. On a traîné un peu en ville, farfouillé du côté du marché à la recherche des fameux œufs,  et bu quelques bières le long du Mékong, et puis…et puis ça nous est tombé dessus. Pas trois heures qu’on était là putain ! Un type qu’on venait de croiser au club des correspondants a commencé à nous baratiner sur le fait qu’il y avait un endroit en ville où on pouvait se faire pas mal d’argent facilement. Avec la bière, les ambitions déçues, les derniers rayons de soleil se réfléchissant sur le fleuve, on s’est dit que le moment était venu de croire à notre destin. Et puis il fallait faire quelque chose pour oublier les arrière-goûts d’œufs que, dans un esprit professionnel, on avait fini par goûter. Le gars travaillait dans une boite du bâtiment, ou une agence immobilière, je ne me souviens plus trop. Il nous a emmenés en moto-taxi à travers des ruelles défoncées, sans éclairage — la nuit tombait tôt—, où les pluies de mousson avaient formé de grosses mares. Je me souviens qu’on manquait de se viander à chaque virage et que le jeune cambodgien qui me conduisait éclatait de rire chaque fois que je gueulais « Fais attention ! ». Au bout de quelques minutes nous nous sommes retrouvés sur une rue goudronnée qui longeait le Mékong. L’éclairage était subitement revenu dans cette partie de la rue. Des voitures étaient garées le long d’un mur blanc ; des 4x4 aux vitres à verre fumé autour desquelles des hommes avec des vestes noires, bleues ou grises à col Mao, fumaient et papotaient. Des chauffeurs et des gardes du corps.  Les motos se sont arrêtées devant une grande grille. Nous sommes tous descendus. Le type qu’on avait rencontré m’a pris par l’épaule, m’a montré l’énorme bâtisse qui s’élevait derrière la grille et m’a dit un truc du genre « Les plus gros pigeons du monde sont sous cette bicoque. »…