Chapitre 1


Il était assis en face de moi, son visage tout près du mien, et ça puait l’alcool. Il n’avait pourtant rien commandé encore. La première chose qui m’avait frappé à son arrivée, quelques minutes à peine après que j’aie trouvé une table en bout de terrasse au Frog and English Library pub, c’était ses yeux. Jean-Jacques avait les mêmes yeux effarés qu’à l’époque de nos premiers duvets ; il avait conservé ses deux calos qui, tels des hublots, donnaient à voir le désordre inquiet de sa vie intérieure. Et puis ses cheveux ; le même fouillis qu’autrefois, bien que moins étudié. Sa tignasse en jachère, aux reflets prématurément gris, n’évoquait pas la digne empreinte du temps, mais juste la poussière.

Voilà quinze ans que je n’avais pas revu Jean-Jacques. Et cela ne m’avait pas posé plus de problèmes que ça. J’avais lu de ses nouvelles de loin en loin ; des rumeurs, plus ou moins délirantes, colportées par les anciens sur le blog du Lycée Houellebecq. Toutes convergeaient vers une version à la fois exotique et inquiétante de son parcours. On supposait que JJ était devenu une espèce de mercenaire, quelque part en Asie. « Il n’y aurait pas fait que des belles choses », avait écrit Murielle, qui savait de quoi elle parlait, puisqu’il l’avait harcelée pendant toute l’année de première.
Pour ma part, ne l’avais plus revu depuis le fameux soir où nous avions fêté notre bac dans les rues de Saint-Cloud. Nous avions commencé les hostilités par un concours de whisky-Marie Brizard chez Herbert Delaroche, un garçon hirsute que ses parents avaient eu la tentation malheureuse de responsabiliser. Puis nous nous étions égaillés dans les rues endormies de cette enclave de verdure et de confort ; jeunes âmes fières, adeptes du beuglement collectif, nocturne et urbain. Vers quatre heures du matin, l’accumulation de joints et d’alcool m’avait amené à revisiter le menu du dîner, plié en deux au-dessus de l’asphalte, entre deux Mercedes garées. La dernière image que j’avais eue de JJ avait été celle d’un énergumène, toutes sirènes hurlantes, sautant de toit de voiture en toit de voiture. Au moment où, allégé de mon fardeau digestif, j’avais tenté de me redresser, j’avais senti une forme noire planer au-dessus de ma tête. Le flying-Jean-Jacques avait manqué de peu de me faire embrasser sa semelle, scandant un très militaire et aérien « Hop, hop hop ! », puis avait disparu dans la nuit. Et de ma vie.

Il y avait bien eu ce seul et unique coup de fil. Je devais avoir dans les vingt-sept, vingt-huit ans. J’étais presque libraire, sérieux et déjà seul. Jean-Jacques m’avait sorti une logorrhée typique de sa manière, où il m’avait expliqué qu’après un début de carrière florissant, son parcours de contrôleur de gestion connaissait quelques turbulences. « Un plateau systémique » m’avait-il précisé avec son sens inaltérable de la formule. Alors qu’il pensait fermement être l’un des principaux bénéficiaires de la restructuration suivant le rachat de sa société, il en avait été la première victime. Le discours s’était terminé par une longue phrase au ton ondulant : « Tu vois c’est pas normal je suis un gars qui respecte des objectifs et les marges je fais ce que je dis je dis ce que je fais j’avais donné une enveloppe de fonctionnement pour l’exercice comptable en cours que j’ai scrupuleusement respectée de toute manière ça va finir par payer il n’y a pas de raison il y a de la justice il y a des gens capables de vous reconnaître et de vous mettre en lumière ce n’est qu’une question de temps tu comprends Bruno faut que je me refasse et vite parce que j’ai un peu pété un fusible en prenant mon appartement un truc pas mal au demeurant vers les invalides mais bon faut assurer derrière et puis de toute manière faut prendre des risques dans la vie… »
Il avait fini par découvrir, écoeuré, que la position sociale que j’avais laborieusement acquise, faisait de moi quelqu’un de tout à fait inapproprié pour lui trouver un boulot dans ses cordes. Nous nous étions quittés sur ce constat partagé, après qu’il eût vaguement mentionné un départ pour l’Asie. « Sur les traces de mes parents » avait-il dit, sans plus de précision.

Le silence radio qui avait suivi avait duré cinq ans, jusqu’à la veille de notre rendez-vous.

C’était au beau milieu de la nuit que JJ m’avait cette fois appelé :
-  Bruno ?...
-  …Bruno c’est toi ?

Le souffle était cours, la respiration haletante, le ton pressant et la voix grave. A l’instant où j’avais entendu celle-ci, et bien qu’émergeant tant bien que mal des brumes du sommeil, j’avais su que je connaissais cette personne. Une familiarité immédiate, qui précédait même la compréhension de ce qu’il était en train de me dire :
-  Bruno, c’est toi ?, avait insisté la voix.
-  Mmm, Mouaih ?, avais-je baillé.
-  C’est moi !
-  Hein ?
-  Moi, Jean-Jacques.

J’avais laissé passer un blanc, pour achever de me réveiller et pour lancer mon moteur de recherche interne sur la locution « Jean-Jacques ».
-       Euh..Jacques avais-je tenté maladroitement, me référant à Jacques Sergent, le responsable de la sécurité du Bon Marché, où était ma librairie. Je n’avais jamais eu à appeler Jacques Sergent, et n’avais jamais été contacté par lui. Mais faire figurer le responsable de la sécurité dans ses contacts était devenu une obligation réglementaire pour tous les chefs de service du magasin. Une directive avait été pondue dans ce sens deux ans auparavant, suite à l’attentat chez Castorama. Trente employés et 160 clients avaient été soufflés. Pour une perte sèche de 8 M d’Euros.
-       Non, avait coupé l’autre entre deux halètements, Jean-Jacques !
           
            Et là, mes synapses s’étaient enfin connectées. Cette voix familière et le prénom énoncé fusionnèrent enfin en une seule et même entité.  Une entité nommée JEAN-JACQUES.
-       Jean-Jacques ! m’étais-je donc écrié.
-       Ecoute, avait-il coupé, ne me laissant pas le temps de savourer mon triomphe, je n’ai pas beaucoup de temps il faut vraiment absolument que je te parle s’il te plaît ça ne rigole pas là Bruno tu m’écoutes ? « Jean-Jacques… !! » allez Bruno tu es le seul sur lequel je peux compter Bruno s’il te plaît bon sang « Jean-Jacques !?.. » nom de Dieu de merde Bruno réponds quelque chose et dis moi que tu es ok enfin tu ne te rends pas compte…
-       Jean-Jacques Rouillé…., avais-je répété dans le vide.

            La discussion n’avait pas été poussée plus avant. Jean-Jacques m’avait arraché le rendez-vous en refusant catégoriquement de me dire au téléphone de quoi il retournait et comment il avait mis la main sur mon nouveau numéro.
-       Le Frog and British Library, avait-il lui-même tranché. C’est à deux pas de chez toi.

            J’étais allé me recoucher fissa, murmurant « Jean-Jacques... », puis encore une fois « Jean-Jacques… » pour moi-même, pour essayer de donner un peu de consistance à un être que j’avais rangé depuis des années au fond du tiroir du bas de la commode de mes souvenirs.