Epilogue - Mario


Mario serra son bouquet encore plus fort. Les épines des roses lui piquaient les mains, mais il ne s’en rendait pas compte. Comme à chaque fois qu’il rendait visite à Marjane, il était gagné par la nervosité. Son cœur commençait à battre dès la descente du train, à la gare de Sceaux. Ensuite, il traversait le parc dans un état second et hésitait à repartir au moment de franchir la grande grille bleue de la clinique.

Au début, ils étaient venus en famille. Mais chaque fois, il avait dû récupérer les enfants à la petite cuillère. Les petits s’étaient confrontés au mutisme de leur mère avec toute la spontanéité de leur âge. Tantôt ils s’en étaient exaspérés, tantôt avaient tenté d’en rigoler, mais systématiquement, une fois franchi la grille du parc dans le sens de la sortie, ils avaient éclaté en sanglots. Mario faisait ce qu’il pouvait pour maintenir des apparences, mais cela dépassait ses capacités de père. Il convint avec le médecin d’espacer de plus en plus les visites des petits.
Les policiers s’étaient également heurtés au silence de Marjane. Ils l’avaient questionnée pendant de longues heures sur Bruno, sur leur relation et sur ce qu’ils avaient trafiqué les jours précédents les attentats. Ils n’obtinrent pour toute réponse que des soupirs à contretemps et quelques larmes, descendant lentement le long d’un visage parfaitement inexpressif.
Marjane s’en était sortie. Mais c’est à peu près tout ce qu’on pouvait dire d’elle. Elle avait reçu Bruno de plein fouet. Le souffle avait soulevé son amant et lui avait littéralement projeté dessus. Il lui avait ainsi sauvé la vie. Détail scabreux, on retrouva trois des dents de Bruno dans le cuir chevelu de Marjane. Elle resta près de deux mois en soins intensifs. La liste de ses blessures serait fastidieuse à énumérer. Il y en avait un peu partout, aux chevilles, aux genoux, aux bras et au visage. Les deux fossettes étaient intactes, mais Marjane avait perdu de ses yeux rieurs.
           
             Mario évitait soigneusement tout commentaire sur les dents de Bruno. Il venait aussi souvent qu’il le pouvait et monologuait devant sa femme. Il lui racontait les enfants, la vie quotidienne à Bécon, les questions d’intendance. Dans son for intérieur, il espérait qu’un détail, un jour, la ferait revenir à la surface. Il poussa même jusqu’à lui montrer une photo de Bruno, pour voir si cela pouvait déclencher une réaction.
Mario était parfaitement au courant des infidélités de sa femme ses dernières années. Il ne lui en avait jamais parlé et ne risquait plus de le faire maintenant. Il lui était simplement reconnaissant d’avoir toujours choisi de ne pas mettre en péril ce qu’ils avaient construit ensemble, année après année. Les infirmières se montraient aux petits soins pour lui. Elles devaient sentir l’homme de confiance, celui qui reste à vos côtés quelles que soient les circonstances de la vie. C’était dans son ADN.

            Au bout de quelques mois, il commença cependant à s’inquiéter, pour une raison purement pragmatique. Le Bon Marché avait été reconstruit en un temps record et la direction avait demandé aux rescapés de faire acte de candidature dans des délais assez brefs. Ils ne pouvaient pas reprendre tout le monde. La reprise de la totalité des effectifs avait été la règle lors des premiers attentats, au début des années 2000. Mais là, avec la banalisation de ce type d’événements, cela faisait un peu trop. Il fallait comprendre. Mario voyait arriver le dead-line avec une certaine appréhension.

Alors il fut ravi d’apprendre, la veille, que les médecins autorisaient désormais Marjane à sortir un peu pendant la journée. Il installa les fleurs dans le vase en plastique sur la table de chevet de sa femme, s’assit sur le lit et lui sourit : « On m’a dit que tu étais sortie ce matin, c’est bien, ça va te changer les idées ». Et, comme elle le faisait un peu maintenant, elle lui rendit un semblant de sourire.

Ce matin-là, en effet, Marjane s’était réveillée à l’aurore. Elle s’était habillée de sa robe noire aux poches devant, s’était rendue à la gare et avait pris le premier train pour Paris. Comme une veuve clandestine, elle était allée prendre un café dans la salle du petit-déjeuner de l’hôtel Lutetia. Un garçon l’avait reconnue. Il lui avait préparé sa table et lui avait souri d’un air entendu.

Puis, il l’avait laissée tranquille.